Beaucoup de petits canadiens ont appris la langue seconde à travers un manuel intitulé Conversation anglaise (ou française) à l'aide de l'image, au cours de leurs études primaires. Ce volume contenait vingt-quatre leçons, toutes illustrées par un tableau. Tableaux qui nous font aujourd'hui rêver à notre enfance idéalisée.
Ces manuels, en circulation au Québec de la fin des années 40 jusqu'au milieu des années 60 du XXe siècle, sont passés dans la mémoire collective sous le sobriquet de John and Mary going to school. Leurs images respiraient le bonheur et la sérénité des Fifties et nous apparaissent comme un retour nostalgique à un monde sans préoccupation.
Vous reverrez donc ces tableaux, chacun accompagné d'un texte qui n'a plus rien à voir avec l'apprentissage de la langue seconde. Mais, à bien y penser, John & Mary peuvent encore nous apprendre certaines choses qui étaient contenues dans ces tableaux, et pourquoi pas un destin antithétique?

lundi 4 juillet 2011

Fruit and vegetables


FRUIT AND VEGETABLES

Madame Martin profite du vendeur itinérant de fruits et légumes pour faire connaître à ses enfants les produits des jardins maraîchers du Québec. Comme nous l’avons vu au tableau précédent, la cuisine des Martin, dans les Fifties, était encore en parfaite symbiose avec les produits du terroir. À la forme de la pinte de lait, on devine qu’il a été livré le matin même par le laitier ambulant. Il en était ainsi encore au début des années soixante, lorsque j’étais enfant. Nous l’entendions venir, revêtu de son uniforme, avec sa casquette, prenant les pintes vides que nous avions laissées sur le balcon et qu’il remplaçait par des pleines. Comme on le voit, le recyclage n’est pas une invention des écologistes qui se tortillent chaque fois qu’ils entendent le mot «développement durable»…

Il en était de même des pains livrés à domicile. Le boulanger aussi avait son uniforme. Nous pouvions rajouter sur notre liste des commandes spéciales, gâteaux ou pâtisseries. À l’époque, le pain blanc n’était pas encore au lait. Il en allait de même des couteaux que nous faisons aiguiser par un coutelier ambulant. Il m’arrive parfois encore d’entendre sa clochette à l’approche de sa camionnette, dans les ruelles de Montréal. Voici donc madame Martin qui achète ses fruits et légumes directement du maraîcher ambulant. Tout ces «ambulants» étaient encore, dans les années cinquante, le cordon qui unissait la ville nouvelle avec les origines rurales de ses habitants. Le super-marché, et encore moins les grandes surfaces n’avaient pas monopolisé la distribution des produits alimentaires.

Tel est l’un des grands changements dont nous n’avons pas encore évalué la portée, le changement de la représentation entre les Fifties et notre monde. Aujourd’hui, alors que nous devons nous déplacer pour aller vers la nourriture, dans les Fifties encore, c’était la nourriture qui venait à nous. Le dernier représentant de ces distributions à la maison, c’est le «facteur», le postier qui distribue le courrier et que le courriel est sur le point de faire disparaître. Sous le prétexte de l’amélioration des services à des coûts moindres, nous avons parié sur la concentration. Les grandes surfaces sont le produit de ce pari. Certes, il y a encore le livreur de pizza ou de poulets, mais ce sont des chiens de service: on les siffle, on paie en donnant le numéro de sa carte de crédit au téléphone, par ordinateur, ou comptant une vingtaine de minutes plus tard, lorsqu'il survient avec notre os entre ses dents. Il est difficile de le comparer à ces marchands ambulants.

Ici aussi, autour de la scène principale, défilent fruits et légumes qui se prêtent aux leçons de vocabulaire de la langue seconde: pêche, poire, tomate, blé d’inde, fraises, bleuets, framboises, ail, céleri, radis, pommes de terre, haricots verts, concombres, cerises, oignons, oranges, raisins et bananes. Fruits et légumes locaux mêlés avec les fruits et légumes exotiques, le marchand offre à madame Martin, qui s’est fait relever les cheveux, tous les produits de son jardin. Aux produits présentés en périphérie, il ajoute une botte de carottes. Mary saisit une pomme de salade. À côté, on retrouve un baril de pommes, des cantaloupes, on voit même une citrouille dans la charrette du vendeur. John, lui, présente un ananas à sa mère. Le marchand ne vend donc pas que des produits de sa ferme, mais également sert d’intermédiaire à des importateurs de fruits et légumes étrangers. La rue, proprement une rue de banlieue, nous donne, enfin, une idée du décor extérieur dans lequel vivent les Martin.

Le vendeur est un jeune homme, probablement le fils des propriétaires de la ferme qui s’occupe de la distribution en ville des fruits de leurs jardins. Il est dessiné, jeune et beau, et comme il a été dit plus haut, il offre une botte de carottes à madame Martin, qui elle-même s'est coiffée en chignon [on sait comment les chignons blonds de Kim Novak et de Tippie Hedren émoustillaient Alfred Hitchcock]. Le Symbolique sexuel est difficile à nier. Bien des histoires, autres que celle du commis voyageur d'Arthur Miller, ont été à la source de drames dans les banlieues des Fifties. En effet, le peddler de fruits et légumes est proche parent du commis voyageur qui, lui, offrait et vendait des encyclopédies, du savon et toutes sortes d’abonnements. Je me souviens, nous résidions alors à Iberville vers le début des années 70, un tel homme s’était arrêté chez nous un soir, nous offrant, je crois, l’Encyclopédie Grolier. J’aurais bien aimé l’avoir, mais c’était trop cher pour les moyens de mes parents. C’est dire que le produit des vendeurs ambulants n’étaient pas nécessairement que des «cossins» sans valeur.

Ces petites voitures arpentaient régulièrement, le matin ou l’après-midi, dans les rues de toute la ville. Les «runs» - pas besoin, au Québec des Fifties, de lire conversation anglaise pour utiliser des mots anglais de manière courante -, étaient partagées par différents livreurs. Toutes les rues étaient sillonnées tantôt par le boulanger, tantôt par le laitier, tantôt par le maraîcher… Il en allait ainsi tous les jours, durant la semaine, pour certains même le samedi, jamais le dimanche. Certes, longtemps leur traction furent les chevaux, mais dans les Sixties, c’était des camionnettes à la silhouette carrée, aux couleurs de chaque compagnie (laiterie, boulangerie, ferme, etc.). L’été, la porte était toujours ouverte tant le peddler avait à sortir à toutes les portes de domicile. C’était l'un des travailleurs qui devaient faire le plus grand nombre de pas en une journée.

Puis, les Sixties avançant, de nouvelles roulottes s’ajoutèrent. Dans notre coin, il y avait, à Iberville, l’une de ces carcasses d’autobus dans lequel un «friteur» de patates, de hot-dogs et d’hambergers, à l'image de ses semblables, fréquentes alors sur les grandes voies routières américaines. Tout le monde dans la région connaissait Mickey. Dès qu’on approchait de son autobus stationnaire (elle n’avait plus de roues, étant convertie en restaurant), une bouffée de chaleur nous envahissait avec l’odeur grasse de frites plongées dans l'huile bouillonnante, les hot dogs steamés et les hambergers garnis. En moins de quelques temps, Mickey était devenu une célébrité locale. Presque à la sortie du pont Gouin, en entrant dans Iberville, on ne pouvait pas le manquer. Or sa réputation était devenue si grande que bientôt la ville voisine de Saint-Jean-sur-Richelieu était parcourue par une voiture (avec des roues celle-là), qui servait les mêmes patates, hot dogs et hambergers. Lorsque les polyvalentes furent construites dans les deux villes, on vit des roulottes à Mickey attendre les élèves, à l'heure du dîner ou à la fin d'après-midi à la sortie des classes. Il était le grand concurrent du concessionnaire de la cafétéria des écoles! C’était vraiment la vie, telle qu’on peut l’imaginer dans le feuilleton Peyton Place, l’américanisation entrant à fond de train dans les mœurs traditionnelles québécoises. Toutes les villes s’équipèrent bientôt de roulottes sur le modèle de Mickey-patates.

Entre le peddler de fruits et légumes et la roulotte à Mickey, c’était encore un indice marquant de la mutation que nous étions en train de subir. Non pas que l’un vendait des produits dits «naturels» et l’autre de la junk food. Je ne reviendrai pas sur ce point, en mettant le docteur Lecter derrière les friteuses de chez Mickey, mais plutôt sur un mode de relations entre les ambulants et la clientèle. Comme on le voit dans la scène, la relation entre la clientèle et le vendeur est cordiale. Elle est investie d’affects, c’est-à-dire qu’ils se connaissent, ne serait-ce que par habitude, coutume. La mère Martin attendait tel jour de la semaine, à telle heure de l’après-midi le vendeur de fruits et légumes - est-ce pour lui qu’elle s’est mise aussi belle? -, et s’il avait le malheur d’être en retard ou si le peddler n’était pas le même - une remplaçant -, alors on s’inquiétait pour lui. «Il a pris une semaine de vacance», «Sa femme vient d’accoucher d’un fils», «Son père est décédé»… Il en allait ainsi de même du vendeur s’il découvrait qu’un nouveau visage, une nouvelle personne sortait d’une porte connue: «La famille Unetelle a déménagé samedi. Mon nom est madame Machin, et voici mes enfants Jean et Paul». L’ordre des choses, sinon l’ordre du monde, était soudainement changé, et il fallait se résigner à créer une nouvelle relation, une relation purement économique qui se doublait vite d’une relation de confiance et d’estime (ou de haine) personnelle.

C’était assez différent de l’anonymat qui s’est établie entre les caissiers et caissières des super-marchés et la clientèle qui dépose ses produits sur le tapis roulant et passent devant une lectrice des codes barres. Derrière le soi-disant service adapté à la clientèle, on s’aperçoit que l’acte économique n’est plus qu’un automatisme qui vise à faire transiter l’argent de la poche du client à la grosse caisse du caissier tandis qu’un emballeur fait sauter ses œufs dans son sac d’épicerie, qui n’est plus, depuis longtemps, ce sac en papier brun encore courant dans les Fifties, mais des sacs de plastiques que le client paie 5¢ quand il n’apporte pas ton propre sac en tissus …au nom de l’environnement.

On pensera ce qu’on voudra, mais je dis qu’il y a un déficit humain entre ce temps et celui qui est le nôtre. Au-delà de l’obsession diététique ou écologique, on oublie très vite le déficit des relations interpersonnelles que ces pratiques nouvelles, au nom de l’efficacité, du service «personnalisé» et du moindre coût, ont coûté. Pour les penseurs libéraux du siècle de Montesquieu et de Voltaire, le terme «commerce» impliquait les échanges, autant au niveau des relations humaines que des échanges commerciales. Or, le «service personnalisé», c’était dans les Fifties qu'il s'exerçait, entre les clients et les peddlers. Ces notions hypocrites de «service à la clientèle», de «service personnalisé», de «relations publiques», employées à contre-courant par les grands commerces, servent à berner les naïfs et à faire plus d’argent au dépens du consommateur.

Du temps, le médecin, le pharmacien, le photographe, la mercière, le garagiste, le vendeur de meubles, le quincailler, chacun avait un nom et vendeurs et clients s’appelaient souvent, intimement, par leurs prénoms. Ils avaient fait leurs études ensemble, sur les bancs de la petite école. Ils avaient parfois fréquenté les mêmes filles, participé aux mêmes équipes sportives, pensé en même temps à rentrer dans les ordres… Parfois, ils avaient même été engagés ensemble dans l’armée, durant la guerre. Ils avaient des amis communs morts au combat. D’autres étaient revenus amochés, physiquement et mentalement, et ils devenaient des assistants au commerce d'un parent, faisant ce qu’ils pouvaient dans l'entreprise. Telle était la nature serrée des liens interpersonnels dans les Fifties. Aujourd’hui, il est difficile de comprendre une telle proximité. En tout cas, elle n’existe pas entre les clients et les caissiers, et encore moins avec les gérants d’établissement, et on ne parlera pas des propriétaires invisibles.

Ce déficit d’affects, on essaie de le dissimuler derrière les investissements des commerçants dans des activités commanditées parce que télévisées et diffusées dans les média de masse. La charité commerciale est devenue une activité où la charité se double d’orgueil et de profits de sympathie appelés à se transformer en profits pécuniers. De la charité-spectacle, on passe aux grands mouvements liés à des activités sensés amasser des sous pour les handicapés de toutes sortes, aux campagnes de financement contre un cancer quelconque, de marches pour (ou contre?) le SIDA… Enfin, la guignolée des média où les vedettes se joignent à des animateurs maisons pour se placer au coin des carrefours les plus achalandés afin de «recueillir» des dons en argent et en nourriture. Le tout s’achève avec un chèque en plywood qui permet au don d’une grosse compagnie de parvenir à faire sauter  le jack-pot de la soirée! On y verse d’abondantes larmes; on embrasse beaucoup d’enfants; on ne cesse de serrer des poignées de main fraternelles. Rien de tout ça dans le tableau 14.

La perversion de la cordialité des sentiments interpersonnels est sans doute le pire des résultats de cette mutation entre les Fifties et le début du second millénaire. Les cancans des banlieusards sur les relations, vraies ou supposées, entre une voisine Unetelle et le charmant jeune peddler, scénario typique d’un Peyton Place, c'est cette mutuelle surveillance morbide que la migration urbaine rejeta, préférant l’indifférence du voisinage en ville aux commérages des voisins de banlieue. Il y avait là un besoin de reconnaissance de sa vie privée libérée des pressions sociales écrasantes des milieux restreints. Cet éloignement était nécessaire. Ce qui rendait les Peyton Places étouffantes, c’était précisément cette promiscuité de bavardages malsains qui finissaient par salir toute vie personnelle. Des suspicions étaient portées sur des gens et demeuraient à peser comme une hypothèque sur leur réputation pour toujours. Voilà pourquoi, dans cette scène, madame Martin ose une compromission, le panier sous le bras, comme en «souvenir» du charmant et jeune peddler. La présence des enfants - sans doute une journée de congé en classe? - rend possible une conversation joyeuse sans que le quartier n’en pense le moindre mal. Contrairement à l’habitude, ici ce sont les enfants Martin qui servent de chaperon à leur mère.

Il n’y a pas de monde idéal où les liens entre individus pourraient se serrer sans que des conflits de jalousies, d’envies et de compétitions ne viennent polluer les relations. Sans doute la dépression des mœurs à partir des Sixties y a joué pour beaucoup. Un film comme The Graduate, où un jeune homme tombe amoureux d’une femme mûre, a longtemps passé comme un film «thought», c’est-à-dire, à la limite de l’inceste, un peu comme le roman de Zola, La curée, à la fin du XIXe siècle. Le monde urbain n’est pas mieux, car s’il offre la discrétion des voisins, il établit une indifférence qui finit par envahir toute préoccupation sincère pour les siens. L’empathie est un sentiment que l’on dépense à la mesure de la distance qui nous sépare des objets pour lesquels nous nous soucions. Voila pourquoi le don devient un intermédiaire qui satisfait à la fois son estime de soi, son opinion positive de soi-même devant les autres face aux misères du monde. Nous clamons notre empathie au moment où notre indifférence triomphe de nos vertus à nous scandaliser de l’injustice et de l’ignominie de nos irresponsabilités collectives devant ce qu'on laisse faire et qu'on pourrait empêcher.

Cette attitude n’était pas inconnue des Sixties. Je me souviens d’une émission de Télé-Métropole (aujourd’hui réseau TVA) animé par un animateur d’origine belge - qui passait pour avoir été un collabo durant l’occupation nazie de la Belgique avant de s’enfuir se refaire une virginité au Québec francophone et était devenu speaker sur les ondes radiophoniques  -, et qui passait les mardis soirs: Le cœur sur la main. L’émission en question nous présentait la famille pauvre de la semaine qu'une caméra avait été filmer chez elle, dans leur quotidien, présentant généralement l’état déplorable du logement misérabiliste d'une famille nombreuse qui demeurait alors dans le Faubourg à M'lasse, dans ces petites maisons insalubres qui pullulaient sous le pont Jacques-Cartier (aujourd’hui détruites pour permettre la construction de Radio-Canada et de l’autoroute Ville-Marie). Je me souviens d'une pièce unique où le bain était à même la cuisine. Ce type de décor fut reconstruit pour le film Bonheur d’occasion… À côté de ce topo, je considérais que nous étions une famille «riche»! Le double-objectif moral de l'émission était atteint: faire comprendre aux moins pauvres qu'ils n'étaient pas si pauvres que cela, et ce qui les attendait s'ils ne continuaient pas à collaborer au système économique qui les plaçait dans leur situation d'exploitation qu'ils pouvaient considérer chanceux d'être si généreux à leur égard! Si le spectateur donnait de l’argent, le sympathique Frenchie (c’était son surnom) promettait qu’une «vedette» irait chercher l’argent! Alors, vous comprenez l’astuce…

Sans la comprendre, j’assistais-là à l’invention de l’ignominie moderne qui, par la route des téléthons et des guignolées devait parvenir à notre «coefficient d'inattention à la vie» présente, pour reprendre l’expression de Bergson. Par le charmant décor de Fruit and vegetables, nous pouvons encore rêver d’un temps où l'humanité n’était pas encore complètement éviscérée ou castrée pour permettre à tous les mercenaires du grand commerce d’exercer une violence déguisée sous l’affabilité d’un caissier ou d’une caissière au sourire sympathique mais dont on ne connaît rien et qui ne sera probablement plus là, à sa caisse, dans une semaine, ou un mois…
Montréal
4 juillet 2011

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