Beaucoup de petits canadiens ont appris la langue seconde à travers un manuel intitulé Conversation anglaise (ou française) à l'aide de l'image, au cours de leurs études primaires. Ce volume contenait vingt-quatre leçons, toutes illustrées par un tableau. Tableaux qui nous font aujourd'hui rêver à notre enfance idéalisée.
Ces manuels, en circulation au Québec de la fin des années 40 jusqu'au milieu des années 60 du XXe siècle, sont passés dans la mémoire collective sous le sobriquet de John and Mary going to school. Leurs images respiraient le bonheur et la sérénité des Fifties et nous apparaissent comme un retour nostalgique à un monde sans préoccupation.
Vous reverrez donc ces tableaux, chacun accompagné d'un texte qui n'a plus rien à voir avec l'apprentissage de la langue seconde. Mais, à bien y penser, John & Mary peuvent encore nous apprendre certaines choses qui étaient contenues dans ces tableaux, et pourquoi pas un destin antithétique?

mardi 28 juin 2011

In the dining room


IN THE DINING ROOM

Nous avions entrevu la famille Martin de loin, à l’église. Maintenant, nous la rencontrons dans son intimité, dans la salle à dîner. L’occasion n’est pas banale puisqu’il s’agit «de l’anniversaire de naissance de John». Donc, notre hypothèse que John & Mary seraient jumeaux ne tient plus. L’alternative, pour que les deux enfants soient du même âge, serait que l’un des deux ait été adopté par la famille Martin. Mais rien, encore là, ne le laisse supposer. Mais oui, je sais, la didactique a sa raison que la raison ignore. Tout de même! 

Que nous apprend ce tableau sur les mœurs de la table dans les Fifties? La bonne humeur des repas en famille, surtout un jour d’anniversaire. Papa sourit et Maman est fière de présenter son superbe poulet rôti, qui n’a rien d’un poulet tiré d’un baril du célèbre Colonel. Il a la taille d'une dinde. Probablement un authentique chapon. Tout le monde s’est vêtu sur son 31 (ou son 36, au choix). Il n’est pas question de fêter un anniversaire en costume relaxe. Papa et John (on le devine, même si on le voit de dos), ont la cravate nouée au collet. Mary n’est pas non plus vêtue en souillonne. Le gâteau est sur le vaisselier et nous comptons sept chandelles, ce qui veut dire que John a sept ans (et Mary aussi, par le fait même, puisqu’ils sont dans la même classe). Bref, tout le monde a l’air «content», et le dîner s’apprête à être mémorable.

Outre la tenue vestimentaire, le tableau nous offre l’élégance de l’ordre: la disposition des ustensiles (fourchettes à gauche, couteaux et cuillers à droite) relève de la bienséance telle qu’enseignée dès le plus jeune âge, car dès la première année, nous avions déjà des cours de bienséance. Les mœurs encore classiques de l’époque prescrivaient non seulement un maintien à la table, mais aussi le respect de tout un ordre de priorités entre les individus et les objets. Les hommes sont assis face à face et les femmes de même. Papa mange le premier (il lève sa cuiller), Mary la trempe encore dans le bol, John ne l’y a pas encore touché et Maman, c’est sa besogne, apporte le plat de résistance, le poulet rôti fumant. Elle mangera, comme il se doit, en dernier. Le gâteau est sur le vaisselier, derrière papa. Au centre de la table, le napperon sur lequel sera déposé l’assiette principale contenant le volatile rôti. Les murs sont d’un vert tendre, semblable aux murs de la chambre de Mary, preuve que si le père trône en roi, tout ce qui relève de la salle à dîner est de la gouvernance des femmes. Le tableau au mur, reproduisant une marine avec un voiler se prête parfaitement à l’allégorie confirmant cette hypothèse.

La seule modernité qui apparaît dans ce tableau, c’est le pain tranché. Les tranches de pain sont déposées dans une assiette, et non une corbeille à pain comme l’enseigne la leçon de vocabulaire. Ce n’est sûrement pas là une coutume ancienne. Mais outre cette avancée dans la «mécanisation» - selon le mot de Siegfried Giedeon - de la vie domestique, l’éducation que les parents Martin transmettent à leurs enfants respecte la tradition humaniste élaborée depuis Érasme.

L’aspect empesé du maintien et l’ordre de la dispositions des ustensiles sur la table à dîner remontent au XVIe siècle. C’est l’époque où même les plus grands penseurs
Didier Érasme
de l’Europe essayaient d’instituer une étiquette qui distingue «l’honnête homme» du barbare. Le pédagogue qui établit de manière ponctuelle et ordonnée le code de comportement, non seulement à la table mais dans toutes les sphères d’activité quotidienne, c’est Didier Érasme (1466 ou 1469-1536). Six ans avant sa mort est publié son De civilitate morum puerilium, ou les mœurs de la civilité enseignées aux enfants. Dans ce traité, il conseille, entre autres: «À droite le gobelet et le couteau, à gauche le pain».(1) Or, c’est exactement la disposition que nous retrouvons devant John, dans le tableau 9. Le même Érasme avertit son élève: «Ne plonge pas le premier tes mains dans le plat que l’on vient de servir: on te prendra pour un goinfre et c’est dangereux. Car celui qui fourre, sans y penser, quelque chose de trop chaud dans la bouche, doit le recracher ou se brûler le palais en avalant. Tu susciteras les rires ou la pitié». Il est donc inimaginable de voir tous les bras se tendre pour arracher, qui une cuisse qui une aile du poulet rôti que maman va déposer sur la table. Ce sera même le privilège de papa de trancher, adroitement et proprement, le morceau qui conviendra à chacun. Enfin, «il est discourtois de lécher ses doigts graisseux ou de les nettoyer à l’aide de sa veste. Il vaut mieux se servir de la nappe ou de la serviette».(2) Évidemment, la publicité du célèbre Colonel dont son poulet serait bon à s’en lécher les doigts anéantit près de cinq siècles de civilité et de savoir-vivre à la table. En ce qui concerne la nappe, certes les mœurs ont évolué et personne ne songerait à s’essuyer la bouche avec son coin, par contre la serviette sert à plus qu’à s’essuyer la bouche, contrairement à l’avis du célèbre humaniste, certains s’en servent même pour se moucher ou y cracher.

Sans doute la civilité dépend-elle des mœurs et que celles-ci évoluant, la définition et les attitudes corollaires de cette civilité sont appelées à se modifier. Aujourd’hui, sans s’être trop éloigné du comportement austère de la famille Martin à la table, un assouplissement permet de rendre les repas plus conviviaux et moins cérémonieux. En sommes-nous devenus plus barbares pour autant? Sans doute pas. L’austérité bourgeoise, on l’a dit, cache souvent des brutalités qui ne conviendraient pas à nos mœurs «libéralisées». L’encanaillement de la bourgeoisie, qui s’est développé au cours des années soixante-dix/quatre-vingts du siècle dernier a modifié les comportements bourgeois eux-mêmes et ce maintien nobiliaire apparaît, même dans les milieux aisés, suranné, voire purement anachronique.

Mais pour les Fifties et les Sixties, ils ne l’étaient pas. Même les familles les moins aisées essayaient de se donner une étiquette. La dinde à Noël, le jambon à Pâques étaient de rigueur. La tarte aux pommes remplaçait la tarte aux cerises de nos voisins Américains, de même que la Thanksgiving, qui était fêtée la-bas en novembre avec la grande dinde traditionnelle, n'était au Canada en octobre, que la journée où l’on changeait les moustiquaires des fenêtres pour un double châssis en attendant les premiers froids d’automne. Le cérémonial présenté dans le tableau 9 semble donc confondre l’anniversaire de John avec un dimanche tant les cols sont empesés et le maintien droit et ordonné.

Cet ordre n’était pas qu’un fantasme autoritaire. C’était l’ordre qui soutenait et préparait au bonheur de la famille. Chaque individu, en assumant sa fonction sociale selon son âge et selon son sexe, évitait de sombrer dans la barbarie qui était l’antithèse de la civilité. Comme le soulignait Érasme, parmi les conseils cités plus haut: «C’est d’un paysan que de plonger les doigts dans la sauce. On prend ce qu’on désire avec le couteau et la fourchette sans fouiller le plat tout entier comme font les gourmets (?), en s’emparant du morceau le plus près de soi».(3) Un paysan, c’est un barbare qui ne sait ni lire ni écrire et, par le fait même, se voit refouler au ban de l’humanité. Telle était la vision humaniste du temps. On ne naît pas homme, on le devient. Et les traités de pédagogie, comme ceux d’Érasme, visaient précisément à éduquer les enfants afin qu’ils deviennent des «hommes», c’est-à-dire des «adultes».
 
Or traiter les enfants Martin de «paysans» serait équivalent de les traiter de barbares. Ce serait le désordre, l’anarchie. On se lécherait les doigts après avoir tripoté un morceau de poulet rôti avec ses
Breughel. Le Mariage (détail)
mains et trempé ses doigts dans la sauce BBQ. On finirait par s’essuyer la bouche graisseuse avec le bout de la nappe et, pourquoi pas, à péter au milieu du repas. Toute cette grossièreté qui définissait, qui colorait le Moyen Âge aux yeux des Renaissants,et en particulier des humanistes de la trempe d’Érasme et que devait combattre ses traités de pédagogie, reviendrait comme règle des mœurs, et par le fait même instituerait l’anarchie comme comportement civil! Une contradiction beaucoup plus sentie que le Poétique des tableaux de conversation anglaise sauterait immédiatement aux yeux des bourgeois des Fifties. Ainsi s’explique le mépris qui se développera parmi ces bourgeois envers les beatniks ou les hippies des années cinquante/soixante que certains de leurs enfants s’empresseront de rejoindre, à titre de révolte personnelle contre l’autorité parentale et l’establishment social et économique.

Le maintien de l’ordre est-il synonyme de la civilité? À voir la façon dont les États usent des moyens de répression lorsque leur domination est remise en question, on en douterait. Mais ce sont-là des prises de conscience qui s’effectuent dans les milieux fortement urbanisés où richesse et pauvreté se côtoient de façon impudique. Dans un petit bled, une petite ville à l’image de Peyton Place, il est possible d’écarter les grandes conditions sociales, où tout simplement établir une ligne de démarcation - généralement la voie ferrée - comme séparation géographique entre les possédants et ceux qui ne possèdent pas. À partir de ce moment, il est possible de vivre, d’aller à l’église, à l’école, sans jamais rencontrer ceux qui ne placent pas leurs fourchettes à gauche lorsque vient le temps des repas car ils n’ont que des sandwiches à manger.

Le foyer Martin est la «Résidence Soleil» des petits-bourgeois des Fifties. Tout y respire la civilité, l’humanisme, le savoir-vivre et le bon goût. Salière et poivrière sur la table, comme l’enrobage de sucre qui enveloppe le gâteau, nous disent qu’il s’agit bien là d’un monde sucré/salé. Rien ne manque dans le foyer Martin. Le père joue à merveille son rôle de pourvoyeur et il en est fier, même triomphant à le regarder de près. Il aime ses enfants, et surtout John qu’il fixe des yeux, comme une véritable réplique de lui-même, un jeune garçon déjà imbu de ses valeurs personnelles. Mary aussi est fière de son frère. Elle le voit, pourrait-on dire, mieux qu’un frère; comme le garçon qu’elle aimerait sans doute épouser. La vanité de la mère est orientée de façon différente. Elle regarde son poulet rôti, qui sera le plat de résistance du repas. Elle sait qu’elle en est le maître d’œuvre. Comme il a été dit, sa fonction sociale, c’est sa vocation maternelle, et elle se doit de ne penser à rien d’autres. Une femme au travail ne pourrait trouver le temps ni les compétences pour faire rôtir à point un si merveilleux chapon tout en prenant le temps de faire un gâteau d’anniversaire. Aujourd’hui, les traiteurs ne voient point leurs clientèles diminuer malgré l’augmentation des programmes de télévision consacrés à des recettes de cuisine, ni d’autres programmes consacrés à la diététique et aux offensives portées contre la mal-bouffe.

De fait, selon nos critères, le repas que s’apprête à manger la famille Martin est déjà inscrit dans la mal-bouffe même si on n’y retrouve pas de fast food. Déjà le pain blanc tranché est une incursion de la mal-bouffe sur la table des Martin. La question, contrairement à celle de l’époque, n’est plus de savoir si l’on souffle sur la cuiller de potage s’il est trop chaud ou si on rechigne s’il est trop salé, mais savoir s’il est fait de gras-trans (les méchants) ou si la base est trop épaisse. La sauce, déposée dans le saucier sur la table, à la gauche du père, est déjà trop riche en calories. Enfin le poulet est rôti. Juteux à souhait, la peau peut déjà être soupçonnée de cause d’obésité chez les enfants Martin. Heureusement qu’ils font leurs exercices dans leur salle de jeux. Bref, maman s’apprête à assassiner, à petits feux, toute sa famille. En accéléré, cela donnerait la scène finale du film Montenegro.

Comme on le voit, nos critères du bien manger et de bien-être ne sont pas ceux qui présidaient au festin de la famille Martin au cœur des Fifties. Et cela met en relativité toutes nos croyances concernant la santé et les diètes que nous nous imposons comme autant de remèdes-miracles appliqués à notre survie et à la diminution des coûts de soins de santé. Pourtant, dans le tableau 9, soupçonnerait-on que M. Martin est en proie à une crise cardiaque car souffrant d’obésité? En tout cas pas plus que si on considérerait qu’il souffre d’ulcères d’estomac par le stress causé par son emploi. Monsieur Martin paraît être un homme en parfaite santé. De même, Mary n’est ni une petite boulotte et John obèse souffre-douleur de son école. Et voyez pourtant ce qu’ils s’apprêtent à manger! Et ce qu’ils s’apprêtent à manger est exactement ce qu’ils mangent tous les jours: soupe, plats cuisinés, épices, sucre, sel et poivre, dessert. Maman est tout entière vouée à sa tâche domestique et elle a sans doute hérité de sa propre mère une partie des recettes dont elle-même a été nourries dans son enfance. D’autre part, la sédentarité domine sur les activités physiques. Il ne faut pas se laisser imposer une vision anachronique par le tableau 1, Names of the parts of the body. Nous verrons surtout John & Mary à l’école, en train de faire leurs devoirs, passer une soirée au salon, faire quelques petites activités de jardin. Bien sûr, John joue au baseball, au hockey, mais sa sœur s’amuse à la poupée auprès d’une machine à coudre. Rien là pour faire maigrir des bourrelets.

La relativité des mœurs condamne donc la relativité des valeurs, y compris celles accordées à la santé et à l’hygiène physiques. L’humanisme croyait à l’adage romain un mans sana in corpore sano. L’éducation des mœurs présidait à l’éducation de l’esprit et ne s’enfargeait pas dans le culte de la gymnastique des romantiques du XIXe siècle. Si le corps doit être sain, c’est précisément pour que l’esprit le soit. C’est ainsi que le concevait Érasme lorsqu’il donnait ses conseils. Dans son esprit, la culture n’était pas celle du paysan ignare, mais du prince éduqué aux langues classiques de la Grèce et de Rome. Ce n’est pas pour rien que le tableau 10, après le copieux repas du tableau 9, présentera les deux enfants en train de faire leurs devoirs scolaires. Si le développement de l’esprit ne suit pas le développement du corps, ou retarde par rapport à la maturité du corps, il s’établit une dysfonction qui présente des hommes et des femmes de 30 ans avec une maturité d’adolescent de 14 ou 15 ans. L’ignorance de la Kultur, de la culture intellectuelle ou, comme le disaient les humanistes bourgeois du tournant du XXe siècle, de la culture générale, pour des corps aux activités déréglées à force d’exercices disproportionnées à l’équilibre corporel, comme on en arrive à le voir dans les milieux du sport de compétition, amateurs comme professionnels, nous retournons-là à la barbarie. Toute cette diététique ne sert alors à rien, sinon qu’à exercer son emprise sur les esprits mal-sains qui se dopent de leurs propres hormones sécrétées par un surcroît d'activités physiques comme s'ils se dopaient avec des stéroïdes pris en pharmacie.

Ne gâchons toutefois pas ce repas d’anniversaire. Être épicurien n’est en rien comparable à l’hédonisme contemporain où la démesure (l’hybris) l’emporte sur la capacité de goûter les plaisirs. La quantité s’est substituée à la qualité. On parle d’«extra-large» de poutine et de pizza. Hmm! J’adore la pizza, mais je ne saurais en engloutir plus que mon estomac peut le supporter. Pourtant, les records Guiness ne cessent d’enregistrer le plus grand nombre de pointes de pizza engouffrées en une heure, de hot-dogs, de poutines, etc. Que l’anorexie soit le pendant de la boulimie comme maladies (parfois mortelles) chez les jeunes filles (et aussi chez certains jeunes garçons), voilà qui était inimaginable du
Andréa Ferréol et Philippe Noiret dans La Grande Bouffe
temps de John & Mary! Ce sont des maux liés à une culture foncièrement barbare survalorisant l'apparence corporelle. Le super size américain chez qui l’obésité est l’une des maladies morbides les plus enregistrées, repose sur la quantité devenue qualité «big». Un déjeuner pris là-bas équivaut à trois repas par jour ici, au Québec. Comme l’activité physique n’a aucun rapport avec les anciens travaux des anciens jours, cette quantité phénoménale de graisses, de sucres, de sels s’accumule dans le corps et, bientôt, la crise cardiaque, l’aérophagie ou tout simplement l’éclatement de la panse deviennent des issues possibles et peu honorables de vaillants guerriers fiers de leur virilité par la quantité absorbée. L’American Way of Life va s’achever, comme dans le film de Marco Ferreri, par une suite de morts dues à la sur-bouffe.

Jean-Baptiste de la Salle (1651-1719)

Il ne s’agit pas ici d’établir un contraste car les super size d’aujourd’hui ont souvent été éduqués dans les Peyton Place où des familles Martin fêtaient les anniversaires sur le modèle présenté par le tableau 9. In the dining room est un tableau idéalisé, comme tous les autres du même manuel, en vue de présenter une image parfaite du maintien des membres de la famille Martin à la table. En cela, il complète les manuels de bienséance qu’on trouvait dans le tiroir de nos pupitres. Cela faisait partie d’une éducation encore humaniste, selon les traditions maintenues, par l’enseignement religieux, dominicain ou jésuite généralement, dans la tradition d’Érasme ou de Jean-Baptiste de la Salle, fondateur des Salésiens au XVIIe siècle. Nous avons cité Érasme, je m’en voudrais d’omettre la Salle qui régna sur l’éducation morale des enfants québécois jusqu’à l’époque de la famille Martin.

Norbert Elias, le grand sociologue allemand, considère Les Règles de la bienséance et de la Civilité chrétienne de la Salle comme un exemple de la reproduction des coutumes et modèles de cour sur de larges couches bourgeoises. «On doit se servir à Table d’une serviette, d’une assiette, d’un couteau, d’une cuillier, et d’une fourchette: il serait tout à fait contre l’honnêteté, de se passer de quelqu’une de toutes ces choses en mangeant». L’ordre est clairement établi, et la famille Martin le respecte. Écoutons-le donner d’autres conseils: «Il est malhonneste de se servir de sa serviette pour s’essuier le visage; il l’est encore bien plus de s’en frotter les dents et ce serait une faute des plus grossières contre la Civilité de s’en servir pour se moucher… L’usage qu’on peut et qu’on doit faire de sa serviette lorsqu’on est à Table est de s’en servir pour nettoier sa bouche, ses lèvres et ses doigts quand ils sont gras, pour dégraisser le couteau avant que de couper du Pain, et pour nettoier la cuiller, et la fourchette après qu’on s’en est servi». Remarquer l’expression «malhonnête» qui revient souvent, comme s’il s’agissait d’un méfait commis, car il s’agit bien, en effet, d’un «méfait» au sens où l’entendait la civilité du temps. Enfin, «Lorsque la cuillier, la fourchette ou le couteau sont sales, ou qu’ils sont gras, il est très mal honnête de les lecher, et il n’est nullement séant de les essuier, ou quelqu’autre chose que ce soit, avec la nape; on doit dans ces occasions et autres semblables, se servir de la serviette et pour ce qui est de la nape, il faut avoir égard de la tenir toujours fort propre, et de n’y laisser tomber, ni eau, ni vin, ni rien qui la puisse salir».

Certes, toute la préciosité avec laquelle Jean-Baptiste de la Salle enseignait l’art de la bonne conduite à Table ne fut pas retenue jusqu’aux Fifties. Peu importe, le père Martin n’était pas Louis XIV et l’ordre n’avait pas tant besoin de minutieux comportements pour ordonner la civilité aux comportements quotidiens. Le but de l’exercice, comme les leçons que prend le bourgeois gentilhomme dans la pièce de Molière, était de se hisser de la barbarie à la civilité, de se distinguer comme un Être de qualité et non un «vilain». Et la bienséance était cet ordre de qualité ontologique que le pédagogue voulait faire passer comme message: «Il est aussi très incivil de porter un morceau de pain à la bouche aïant le couteau à la main; il l’est encore plus de l’y porter avec la pointe du couteau. Il faut observer la même chose en mangeant des pommes, des poires ou quelques autres fruits […] Il est contre la Bienséance de tenir la fourchette ou la cuiller à plaine main, comme si on tenoit un bâton; mais on doit toûjours les tenir entre ses doigts. On ne doit pas se servir de la fourchette pour porter à sa bouche des choses liquides… c’est la cuillier qui est destinée pour  prendre ces sortes de choses. Il est de l’honnêteté de se servir toujours de la fourchette pour porter de la viande à sa bouche, car la Bienséance ne permet pas de toucher avec les doigts à quelque chose de gras, à quelque sauce, ou à quelque sirop; et si quelqu’un le faisoit, il ne pourroit se dispenser de commettre ensuite plusieurs autres incivilitez: ce qui le rendroit fort sale et malpropre, ou de les essuïer à son pain, ce qui seroit très incivil, ou de lècher ses doigts, ce qui ne peut être permis à une personne bien née et bien élevée».(4) La famille que présente la joyeuse publicité du Colonel où tout le monde plonge ses doigts déjà gras dans le baril de poulet frit eut sans doute entraîner l’apoplexie chez le bon monsieur de la Salle. Mais, comme dit le proverbe: «autre temps, autres meurtres»…

Notes
  1. Cité in N. Elias. La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, rééd. Col. Pluriel, #8312, 1973, p. 149.
  2. Cité in N. Elias. ibid. p. 149.
  3. Cité in N. Elias. ibid. p. 150.
  4. Cité in N. Elias. ibid. p. 160.
Montréal,
28 juin 2011

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