Beaucoup de petits canadiens ont appris la langue seconde à travers un manuel intitulé Conversation anglaise (ou française) à l'aide de l'image, au cours de leurs études primaires. Ce volume contenait vingt-quatre leçons, toutes illustrées par un tableau. Tableaux qui nous font aujourd'hui rêver à notre enfance idéalisée.
Ces manuels, en circulation au Québec de la fin des années 40 jusqu'au milieu des années 60 du XXe siècle, sont passés dans la mémoire collective sous le sobriquet de John and Mary going to school. Leurs images respiraient le bonheur et la sérénité des Fifties et nous apparaissent comme un retour nostalgique à un monde sans préoccupation.
Vous reverrez donc ces tableaux, chacun accompagné d'un texte qui n'a plus rien à voir avec l'apprentissage de la langue seconde. Mais, à bien y penser, John & Mary peuvent encore nous apprendre certaines choses qui étaient contenues dans ces tableaux, et pourquoi pas un destin antithétique?

mardi 5 juillet 2011

Uncle George's farm


UNCLE GEORGE’S FARM

Comme autre sortie, la famille Martin se retrouve encore une fois à la campagne, mais à la ferme de l’oncle George. Les enfants sont à l’avant-plan de la scène, Mary nourrit de grains les volailles tandis que John s’amuse avec la chatte et ses chatons. La mère Martin sort du jardin - on connaît déjà ses aptitudes avec les semences -, un panier de légumes à la main. On peut voir aussi des lapins avec une petite cabane qui reproduit l’aspect de la grande ferme. Une charrette de foin tirée par les chevaux s’apprête à y entrer. Cette scène bucolique offre un inventaire des animaux que l’on pouvait rencontrer sur une ferme dans les Fifties, même si la mécanisation de la production ne semble pas encore avoir touché le fermier (on n’y voit aucun tracteur ni aucune espèce de véhicules de ferme). Seule une voiture file au loin, sur la route.

Si nous ne retrouvons pas ici le défilé habituel des animaux de ferme comme dans les deux tableaux précédents, il faut relever le découpage poétique de la scène. Tout fonctionne par cadres: celui de la basse-cour, de l’enclos aux lapins, du jardin, du pré aux vaches, de la ferme, de la porcherie auquel on peut ajouter le chien, la chèvre et l’agneau, enfin le champ derrière la grange. À l’intérieur de chaque cadre, nous retrouvons une série d’animaux dont il faut retenir les noms dans la langue seconde: dans l’enclos de la basse-cour, il y a coq et dindon, poule, poussin et canards. Une oie traverse, suivie de sa cohorte de petits, semblant rentrer sagement vers l’enclos. De même, la chatte de la ferme est étendue, se prélassant, avec ses deux chatons qui se tiennent sur elle. Le décor idyllique n’a rien de la vie quotidienne à la ferme. Elle est faite par des urbains pour des urbains, de manière à idéaliser un monde qui est l’antithèse de celui décrit par Zola dans La Terre! On imagine mal l’oncle George tranché d’un coup de hache la tête de l’oie ou de la poule. et le corps se mettre à courir quelques pas avant de s’effondrer sous les yeux horrifiés de la petite Mary! De même, la chatte a peut-être son bol de lait, mais on ne la verra pas avec un mulot mort dans la gueule. De même, verrait-on un renard sauter dans l’enclos des lapins, tant la clôture de broches semble plutôt basse! Et les vaches? Et les porcs? Il n’y a aucun prédateur dans ce tableau idyllique, pas même l’homme qui finira par mettre tous ces gentils animaux dans son assiette!

Lorsque j’étais enfant et que je résidais à Iberville, petite ville encore fortement rattachée aux activités agricoles, certains des élèves étaient des fils de fermiers et, avant de se rendre en classe, avaient dû se lever fort tôt le matin pour la traite des vaches où remplir les auges à manger pour les porcs ou les chevaux. On appelait ça «faire le train». Au retour, le soir, ils étaient sans doute obligés à quelques autres travaux de la ferme et rien dans tout cela ne me semblait idyllique. John & Mary semblent s’amuser plutôt que de participer réellement à la vie de la ferme. Celle-ci se déroule ailleurs, à l’arrière, sous la large toiture rouge, autour des silos ou dans le champs d’arrière-plan. Cette image de carte postale est faite pour donner une idée nouvelle de la ferme à des enfants qui n’y vont qu’une fois ou deux par année, en visite, en vacance. Ils ne s’intègrent pas dans la vie rurale, alors qu’au moins leur mère tient un panier remplis de légumes du jardin et que leur père, suppose-t-on, aide l’oncle George «à faire le train».

Cet aspect «carte postale» de la ferme de l’oncle George montre à quel point, dans les Fifties, la rupture entre le monde rural et le monde urbain était consommée. Les deux univers, si longtemps dépendant l’un de l’autre - l’univers urbain à l’univers rural surtout -, s’éloignent assez rapidement. À la vitesse où s’urbanise la famille Martin, celle de l’oncle George, qu’on ne voit pas dans le tableau, semble s’accrocher à des traditions techniques ancestrales. Si l’éclairage urbain est acquis - le célèbre «électeurs, électrices, électricité» que Duplessis adressait dans une campagne électoral en région -, la traction motrice avait déjà remplacé la traction animale dans la production agricole (le travail aux champs, par exemple), d’après-guerre. Ici, tout se passerait comme au début du siècle, mais dans une atmosphère sereine et joyeuse, où les animaux de la ferme ne sont rien de plus que ces animaux d’exposition de nos modernes centres d’achat, lorsqu’approche le temps de Pâques, avec ses lapins, ses chèvres, ses boucs et ses paons. Visitez la Place Versailles, avant Pâques, et vous comprendrez mieux l’esprit de la scène du tableau 15 de conversation anglaise.

Cette réification de la vie rurale correspond à la même réification de la vie urbaine que les autres tableaux nous présentaient: le coin de rue devant l’église et l’école, la salle de classe, les jeux d’hiver, enfin le cottage Martin. La vie y est idéalisée au détriment de l’effort et du travail. La vie à la ferme consiste à nourrir les volailles de morceaux de pain ou les lapins de carottes, à ramasser les légumes
La Pécheresse (1931) d'Harry Beaumont
sans avoir à les tirer, comme s’ils sautaient de la terre dans le panier… Seuls les chevaux en arrière-plan ou ceux qui tirent la charrette de foin font des efforts. Toute la violence liée à la vie sur la ferme est occultée. Celle-ci semble même de plus en plus s’opposer comme l’alternative à la vie urbaine dans la mesure où on y retrouve toujours l’esprit communautaire de jadis. Ce n’est plus le bien opposé au mal, comme le veut la représentation mentale que les Québécois se faisaient souvent, en opposant la ville pécheresse à la campagne chrétienne et pure. L’opposition est ici d’une autre nature. Elle oppose une innocence naturelle, liée à la vie végétale et animale, à l’innocence artificielle imposée par les pressions sociales de la vie urbaine. Comme nous l’avons vu dans les tableaux précédents, tout cela n’est que pure vision de l’esprit.

Alors que le premier cycle présentait des tableaux liés à la vie d’enfant de John & Mary, le second cycle nous présente des tableaux liant de plus en plus les enfants aux rapports économiques imposés par la vie moderne. La fabrication de la nourriture d’abord, le point de départ, nous entraînera vers les origines de cette nourriture. Le passage du peddler avec sa charrette de fruits et légumes en ville nous permet de nous initier à l’acte économique. Madame Martin doit payer les produits qu’elle achète au jeune vendeur. Si la nourriture vient à nous, elle n’est pas gratuite pour autant. Une étape de plus et nous nous trouvons sur les lieux de production même: le jardin et la ferme de l’oncle George. C’est ici que poussent fruits et légumes, que sont abattus les animaux de boucherie après avoir été conçus, couvés, dorlotés et abrités jusqu’à maturité dans les enclos de la ferme. Du client, nous remontons ainsi au producteur, même si madame Martin n’aura à payer son panier de légumes que du seul travail de les récolter. La vie économique d’une société moderne est une organisation compliquée qui se dévoile peu à peu aux deux enfants.

Et l’initiation se poursuivra dans le tableau suivant, mais avant de pénétrer dans la «grocery» avec John et sa mère, il vaut mieux mettre en évidence le lieu de production, même si c’est sous une forme bucolique ou idyllique. La division entre la ville et la campagne est une division d’abord sociologique: les milieux ambiants sont différents, avec ses couleurs, ses odeurs, sa chaleur, la cohabitation de plusieurs espèces vivantes qui dépassent le simple duo Rover/Pussy. Le rapport entre humains et animaux n’est plus du tout le même, et la projection sur des animaux à moitié domestiqués des rapports habituels avec Rover et Pussy nous font voir que John & Mary ne distinguent pas encore nettement la vie sauvage de la vie domestiquée, considérant cette dernière comme étant la mesure de toutes vies sur cette terre, douce et gentille.

L’isolement de la ferme, si grande soit-elle, établit une distance physique entre la ferme de l’oncle George et son plus proche voisin. Ce n’est pas comme le cottage Martin, un chalet qui n’est qu’à quelques pas du chalet voisin et qui conserve toutes les formes de la maison urbaine. Il en est de même du temps. Ici, ce sont les saisons et les étapes du «train» quotidien qui ponctuent le rythme de la vie, alors qu’en ville, les cédules sont autrement rythmées. Enfin, les activités sont directement liées à la production - et la reproduction - de la vie. L’activité de la ferme est située, si on peut employer cette image, à mi-chemin de la chaîne de l'approvisionnement alimentaire. Elle a quitté depuis longtemps son origine, dans la chasse et la pêche, la cueillette et la pré-domestication des premiers animaux. La prédation est donc d’un autre âge, bien loin de la civilisation rurale qui a donné la ferme de l’oncle George. De la même façon, la ferme n’est plus, contrairement au passé, l’aboutissement de la chaîne de l'approvisionnement alimentaire. On l’a vu, cet aboutissement se situe dans les marchés publiques, les grands centres d’achat, concentration de tous les biens nécessaires à la vie urbaine.

Après plus d’un demi-siècle, nous savons tous que la vie urbaine va pénétrer de plus en plus la ferme de l’oncle George. Ses héritiers se spécialiseront: la ferme se transformera peut-être en laiterie et se consacrera aux sous-produits du lait. Ou peut-être se concentrera-t-elle sur la volaille et la basse-cour devenant un couvoir où on limera les becs des poussins et les ergots des poulets. Il est possible aussi que la ferme se transforme en porcherie industrielle, où l’on invitera les ministres et les grands exportateurs à des dégustation de purin de porc… Et si la ferme s’en tient aux activités agricoles, il faudra bien que les tracteurs fassent leur apparition dans le décor et qu’avec l’automatisme et l’informatique, qu’un véritable programme planifié par le marché ordonne la production. Il n’y aura pas jusqu’à la terre et les bâtiments, les équipements et le personnel qui deviendront l’enjeu de spéculations à la bourse. Devenus adultes, les enfants Martin ne reconnaîtront plus la vieille ferme de l’oncle George de leur enfance.


Cette mutation est aussi le produit de la modernisation et de la mondialisation. En ce sens, l’effet de choc en retour du développement des grands centres urbains forcera le milieu rural à s’adapter à ses exigences et à ses contraintes. Les villes de quelques milliers d’habitants, ou même les banlieues à la Peyton Place ne sont rien à côté des grandes villes. Peut-on s’imaginer qu’une ville moyenne, comme Montréal, qui avec son environnement immédiat totalisant environ 3 millions d’individus, pourrait se passer, une seule journée de l’approvisionnement en poulets? De là l’épuisement rapide de la viande de bœuf, puis de la viande de porc, puis des légumes et des fruits. Toute la chaîne d'approvisionnement alimentaire s’effondrerait dans l’incapacité de fournir les marchés, d’où l’éclatement d’une inflation des prix qui rendrait dérisoire nos actuelles indexations annuelles. C’est ce qui s’appellerait une crise frumentaire.

Famine en Irlande au XIXe siècle
Cette seule penser devrait nous faire réaliser la fragilité de la chaîne d'approvisionnement alimentaire en ce qui concerne les grands centres métropolitains. L’humanité a toujours souffert, jusqu’à une époque très récente dans l’Histoire, de famines et de sous-alimentation. Lorsque nous voyons l’Afrique actuelle, maintenue dans cet état par les lois du marché occidental, nous éloignons de nous la simple idée que nous pourrions un jour, nous aussi, être frappés d’une telle situation de voir mourir des enfants à peine nés de mal nutrition. Pourtant c’est cette fragilité de la chaîne qui stimule la production d’hormones manipulées, de production de masse de couvoirs et de porcheries, que la modification génétique est appliquée aux produits aussi bien de la terre que de la vie animale. Les risques d’empoisonnement des individus comptent beaucoup moins que la crise frumentaire qui surgirait d’un manque temporaire (ou permanent) d’approvisionnement des grands centres occidentaux. Cette réalité est le dénie de notre économie contemporaine qui voit ses produits de luxe diminuer de prix alors que les produits de base sont en hausse constante.

Nous touchons-là peut-être au plus grand scandale de notre temps. Et la complicité entre les grands producteurs et les contestataires écologistes est, sinon tacite entre larrons en foire, du moins le produit d’une inconscience liée à une conception apocalyptique associée à la pollution ou à la dilapidation des ressources naturelles. C’est oublier que l’économie libérale, bien après l’invention du capitalisme, a été la solution qu’ont trouvée les philosophes du XVIIIe siècle pour résoudre le problème de l’approvisionnement des villes à moindre coût des produits frumentaires. Les grandes famines du temps de Louis XIV se sont éclipsées progressivement à partir de la Révolution industrielle qui opéra, dans le domaine agricole comme dans l’industrie secondaire, à la spécialisation, à l’extension des terres de production de masse (les célèbres enclosures) et à la libre circulation des produits à l’intérieur des frontières nationales. Le XIXe siècle voudra étendre ce principe au-delà des frontières nationales, en luttant contre la tendance aristocratique du protectionnisme pour accéder à un libre-échange qui est universalisé aujourd’hui par les corporations comme l’O.M.C. et l’A.L.É.N.A.

Quoi qu’il en soit, la nécessité urbaine et ses effets directs ne pouvait plus se contenter de fermes semblables à celle de l’oncle George et cela même dans les Fifties; il y a donc une grande part d’anachronisme dans le tableau 15. Ce type de fermes avait déjà tendance à disparaître et les liens entre la ville et la campagne à passer de plus en plus entre les mains des distributeurs propres à approvisionner tous les super-marchés des villes. Il n’y a pas jusqu’à la charrette du peddler de la scène précédente (on l’a vu avec ses fruits exotiques), à faire affaire avec ces grands distributeurs. L’avenir n’appartenait plus aux oncles Georges, mais aux General Foods et aux Monsantos de ce monde.

Éruption du type de celle de l'Eyjafjallajoküll, 2010
Bien sûr, nous pouvons toujours avoir sa propre petite ferme à soi. Nourrir son poulet aux grains. Avoir quelques vaches pour sa propre consommation. Cultiver son jardin communautaire en plein centre-ville ou sur les terrasses juchées sur la toiture des hangars. On peut trouver son fournisseur de produits «bio» et s’imaginer que jamais notre taux de cholestérol mettra notre cœur en danger. Cela s’appelle l’adaptation urbaine. Malheureusement, il n’est pas donné à tous d’avoir le temps de cultiver un potager ou les moyens financiers d’entretenir une vache ou deux. Small is beautifull, je n’ai rien contre. Parfois, c’est le seul moyen de s’en sortir. Le danger de la faiblesse de la chaîne d’approvisionnement alimentaire est une menace qui demeure, quoi qu’on en dise. Il suffit d’un cataclysme naturel - on sait qu'en 1783, l’éruption d’un volcan en Islande, le Laki, causa des famines terribles, les retombées sulfuriques empoisonnant l’eau et les sols ainsi que les troupeaux de moutons de l’île, nourriture essentielle des Islandais. Sans oublier la baisse drastique de la température moyenne qui s’abattit sur l’Europe entière; des froids rigoureux encore rarement vus depuis la fin du petit âge glaciaire (±1200-1500).

En attendant le pire, le meilleur demeure dans le fait que nos villes sont constamment approvisionnées de toutes sortes de produits, génétiquement modifiés ou pas. Enveloppés ou non d’agents de conservation. Cultivés ou domestiqués avec humanité ou sur le mode de la chaîne de montage. Qui s’interroge réellement. Pour tous les carnivores qui sentent une certaine culpabilité après avoir vu un reportage sur les couvoirs industriels et la façon dont on tue les bovidés, combien de végétariens se posent des questions sur ce que peut ressentir une carotte passée dans le broyeur à jus? Où comment le brocoli subit son ébouillantement progressif? Mais non, voyons, les fruits et légumes ne sentent rien. Ils ne sont pas dotés de centres nerveux ni de sensibilités: on peut donc les «tuer» comme on veut pour nous en nourrir et bénéficier d’une meilleure santé sans mauvaise conscience. Qu'en savons-nous si les fruits et les légumes ne sentent pas leur destruction par l’alimentation des humains? A-t-on oublié comment l'abbé Mersenne, jésuite, frappait à grands coups de pieds le ventre enceinte de son chienne en prétendant qu'elle nous souffrait pas et que les cris qu'elle laissait échapper n'était que l'effet mécanique des esprits animaux cogités par son ami Descartes? Ignore-t-on que tout racisme commençait par ce type de négation, et alors que les dames patronnesses anglaises fondaient la Société pour la Protection des Animaux, des théoriciens, leurs proches souvent, élaboraient des thèses raciales qui hiérarchisaient les différentes ethnies humaines? Le grand Wagner traitait les Juifs comme inférieurs aux chiens, à son chien surtout. Alors, ne dit-on pas, face à la vie, qu’un meurtre reste un meurtre?

Montréal
5 juillet 2011

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