Beaucoup de petits canadiens ont appris la langue seconde à travers un manuel intitulé Conversation anglaise (ou française) à l'aide de l'image, au cours de leurs études primaires. Ce volume contenait vingt-quatre leçons, toutes illustrées par un tableau. Tableaux qui nous font aujourd'hui rêver à notre enfance idéalisée.
Ces manuels, en circulation au Québec de la fin des années 40 jusqu'au milieu des années 60 du XXe siècle, sont passés dans la mémoire collective sous le sobriquet de John and Mary going to school. Leurs images respiraient le bonheur et la sérénité des Fifties et nous apparaissent comme un retour nostalgique à un monde sans préoccupation.
Vous reverrez donc ces tableaux, chacun accompagné d'un texte qui n'a plus rien à voir avec l'apprentissage de la langue seconde. Mais, à bien y penser, John & Mary peuvent encore nous apprendre certaines choses qui étaient contenues dans ces tableaux, et pourquoi pas un destin antithétique?

dimanche 3 juillet 2011

Learning to cook


LEARNING TO COOK

Le second cycle des tableaux du manuel conversation anglaise commence, comme le premier, par une image encerclée d’un défilé tiré directement du pays de Cocagne avec les bons petits plats de Maman Martin qui, dans le cadre, enseigne à sa fille Mary à faire la cuisine. Dans le préjugé facile qui veut qu’on prend son homme par l’estomac (alors qu’on sait bien que c’est un petit peu plus bas et par un autre organe qu’il se laisse volontiers prendre), l’enseignement des tâches domestiques, et en particulier de la cuisine, est la base de l’éducation d’une jeune fille honnête. Comme dans le tableau The names of the part of the body, nous voyons un étalage de nourriture se suivre à la queue leu leu Contrairement toutefois aux tableaux du genre, c’est plutôt de gauche à droite qu’il vaut mieux de lire le défilé des produits: pinte, chopine et verre de lait, beurre, fromage, soupe, jambon, pain, pot de confiture, petit déjeuner avec bacon, œufs, sel et poivre et café, pot de fèves au lard, tarte et gâteau, nous comprenons mieux pourquoi maman était si fière de son chapon lors de l’anniversaire de John!

Dans la scène elle-même, Maman montre à Mary comment faire une tarte. Elle brasse les œufs tandis que Mary roule la pâte. La complémentarité des tâches s’exerce dans la joie et l’entente mutuelle. De plus, nous entrevoyons pour la première fois la cuisine (nous la verrons plus en détail dans un autre tableau), spatieuse et commode: tiroirs et armoires, lavabo et poêle au gaz, la table placée au centre de la pièce. Tout est à portée de main. La mère Martin connaît ses recettes par cœur; pas de Ricardo ou de Jamie Oliver pour la guider dans sa recette! La cuisine est une tradition et non une matière que l’on apprend à reproduire selon un modèle universel. Chaque tradition a ses petits secrets et se les transmet de génération en génération. Le Colonel déjà cité n’a pas été le premier à avoir eu sa recette secrète d’épices et fines herbes! Ce qu’il y a de plus sympathique dans ce tableau, c’est véritablement le passage de génération qui, autour de la production en vue de satisfaire un besoin et un plaisir essentiel - la bouffe -, mère et fille présente, encore là sur un mode idéal, un savoir-faire qui se soucie peu de la théorie et de la diététique.

Outre le sexisme évident sur lequel nous n’avons pas à revenir - il était inconcevable de présenter la mère apprenant à son fils à cuisiner! -, l’ensemble conserve tout le charme d’une vision idéale de l’apprentissage de la vie dans ce qu’elle a de plus commun. Ce qui ne veut pas dire que la cuisine est une connaissance commune. Il n’est pas besoin de s’appeler Brillat-Savarin pour savoir quel art est la gastronomie, les plaisirs de la bouche, de la table valant pour l’ancienne noblesse autant que les plaisirs du jeu érotique. À une époque où le sexe est réduit à son expression mécanique la plus automatique, la cuisine également a ses petits-plats congelés, sa nourriture minceur à petite portion/prix élevé. Pour les barbares, il y a toujours le fast food qui reste l’équivalent de l’éjaculation prématurée, tout s’avale d’une bouchée!

Il va de soi que les produits cuisinés par maman Martin, même s’ils ne sont pas commercialisés comme ceux de maman Simard ou de maman Dion, sont représentatifs des Fifties en Amérique du Nord. L’assiette œufs et bacon par exemple, est particulièrement nord-américaine. Les produits laitiers sont mis en vedette, le porc comme viande essentielle (avec le bacon et les fèves au lard), enfin le sucre avec le pain blanc, la tarte et le gâteau. En ce sens, la cuisine minceur n’est pas la préoccupation qui trotte dans la tête de la mère Martin.

Ces images sont aujourd’hui pétrifiées dans notre mémoire et nous ne pouvons nous en défaire, pour ceux qui les ont connues. C’était le temps où la nourriture paraissait venir à nous alors qu’aujourd’hui il faut aller à elle, au restaurant ou au super-marché. En même temps, les liens entre le jardin, la ferme, la boucherie et la cuisine se sont irrémédiablement tranchés. La hantise de la diététique de jouer un rôle équivalent à celui de l’hygiène au siècle précédent, a, tantôt, favorisé l’ajout de produits de conservation ou de traitements qui ont occasionné bien des maux, tantôt, dénoncé ces mêmes ajouts étrangers tout en inventant le concept de nourriture «biologique» non-chimique, comme si, de toute façon, les produits que nous avions toujours mangé n’avaient jamais été des résultats de combinats chimiques et ne relevaient pas de la nature biologique. Nous n’avons jamais mis des roches ni des pierre dans notre alimentation, et les lacets transformés en spaghetti et les clous en os de poulet par Charlot sont le produit d’un songe, non de la gastronomie.

La nourriture faisait partie de la joie de vivre des Fifties beaucoup plus que du XXIe siècle. La gourmandise semblait le seul des péchés capitaux qui coûtait le moins en années de purgatoire. Ici, nulle pudeur, sincère ou feinte. Maître Jacques satisfaisait aussi bien Tartuffe que Don Juan. Elle était le symbole même de l’abondance d’après-guerre, après les souffrances des ventres vides durant la crise de 1929 et le rationnement de la Seconde Guerre mondiale. Après tant de privations, il paraissait on ne peut plus normal qu’on se reprenne des temps difficiles sur la disponibilité qui sortait des champs et des jardins de l’Amérique du Nord.

Pourtant, bien de gens de ma génération se l’avouent sans le crier trop fort sur les toits, nos mères étaient de bien piètres cuisinières. Les tablées, telles que présentées dans les tableaux 9 et 13, apparaissaient surtout à l’époque des temps de fêtes. C’était ma grand-mère maternelle qui menait les opérations lors de la confection des tartes et des tourtières durant la période de l’Avent, préparant la bouffe pour le temps des fêtes. Le poulet rôti de madame Martin était cuit à l’étuvée chez nous et était d’un goût tellement fade (ma mère n’utilisait pas d’assaisonements ni d’herbes aromatiques) qu'il m'écœurait. Lorsque je découvris le poulet rôti, c’était un saut qualitatif dont vous ne sauriez évaluer la portée! Le jambon n’était plus cuit à la maison mais acheté, déjà cuit, en entier ou en tranches pour les sandwiches. Même procédé de cuisson pour le bœuf qui mijotait dans son jus gras. Les fèves au lard (que je ne mangeais pas non plus) étaient cuites sans mélasse, blêmes plutôt que brunes. Il y avait les soupes, par contre, qui étaient excellentes, mais grasses. Pour le reste, c’était du rôtissage à la poêle. C’était ainsi. Ma mère n’était pas douée pour la cuisine. Aussi, le steak était-il le succès de son livre de recette.

Il faut beaucoup de temps pour faire à manger, comme on disait alors. Et très peu pour tout dévorer. L’effort est énorme pour le temps de la récompense. Il y a un déficit de la production par rapport à celui de la consommation, voilà pourquoi, malgré les cuisines hyperéquipées chez Canadian Tires, les gens préfèrent de beaucoup aller au restaurant. Ici, le déficit est rétabli par le coût du repas. La diversité des restaurants, en genre et en qualité, des petits aux prix forts, fait que l’on peut passer sa vie à errer d’un restaurant à l’autre sans s'arrêter une seule fois dans sa «cuisine». L’ambiance familiale est remplacée par un tête à tête d’affaires ou de cul, ou par une simple connivence amicale. La musique d’ascenseur (qui n’a plus rien à voir avec celle d’Érik Satie) et les murmures des attablés couvrent les échanges individuelles. L’ambiance du repas n’est plus du tout celle décrite dans les romans de Félix Leclerc. La famille Martin, si elle vivait aujourd’hui, irait chez un traiteur, aurait recours à une équipe «ambulante» pour préparer la fête de John. La taxe sur les produits et SERVICES comble les coffres de l’État, alors que la nourriture de base est exclue des taxes. Sans doute est-ce une autre preuve de la victoire de l’isolisme sur le sentiment de collectivité, mais telle est la vie des temps modernes et la tradition de se transmettre les recettes de génération en génération est un art en train de mourir.

Du moins, dans nos mégapoles et dans nos banlieues climatisées. Car on dépense énormément d’énergie à faire de la cuisine. On mijote avec le potage; on trempe dans notre jus comme le poulet rôti; on courre d’un rond de poêle à l’autre pour ne pas faire brûler le bacon; on ouvre et on ferme la porte du fourneau qui nous envoie sa chaleur en pleine figure pendant que cuit le jambon, et la fabrication d’une tarte ou d’un gâteau demande des heures, voire des jours de préparations à peler les pommes ou préparer les fraises ou les cerises, à tamiser la farine, à rouler la pâte, à découper des dentelles, comme une couturière de la chair. Les quantités doivent être mesurées avec autant de soin que le ferait un chimiste de son expérience en laboratoire, d’où la similarité des dispositions du laboratoire de chimie et de la cuisine familiale. Comme le chimiste revêt un sarrau, la cuisinière est équipée d’un grand tablier qui la couvre du cou au milieu des cuisses. Ce tablier a autant de poches pour contenir les gants qu’utilise la cuisinière comme le chimiste en a pour manipuler les solutions après son sur-vêtement. Si ce n’était de l’esprit qui préside à l’opération alchimique, nous pourrions croire, effectivement, qu’ils pratiquent tous deux la même profession.

Alors, ma mère était aussi mauvaise cuisinière que j’étais mauvais élève en chimie - science que je détestais par dessus tout. Aussi, vous devinerez qu’étant seul et chargé de ma tâche, je n’ai pas le goût ni l’instinct pour la cuisine! Voilà pourquoi je me surprends, rêvant devant ce tableau d’un autre temps à vrai dire, que je n’ai connu que comme figure de l’idéal domestique. De fait, les prélats domestiques (dont les initiales à la suite de leur titre de clerc étaient «P.D.» [sic]) étaient des religieuses et même des religieux qui enseignaient la cuisine. Les clercs masculins enseignaient surtout la chimie aux garçons et les religieuses la cuisine aux filles. Cette éducation supérieure valait surtout pour les cours professionnels et les petites Mary étaient professionnelles de la cuisine comme les pauvresses se faisaient professionnelles du sexe. La première était formée pour attraper un mari; la seconde une maladie vénérienne ou une grossesse non désirée. Idéale la vie domestique durant les Fifties?

Le poète Nérée Beauchemin, causant avec Mgr Albert Tessier, P.D.
Sommes-nous autres choses que des fonctions dans nos sociétés, malgré leur évolution culturelle? La question de l’Être a sans doute été la plus grande problématique philosophique débattue au XXe siècle, et elle semble avoir laissée peu de traces dans l’organisation de la société. Les espaces de liberté ont permis aux filles de Mary de ne pas aimer cuisiner ou de faire de la cuisine comme passe-temps et non comme hameçon à maris. De plus, les hommes se sont découverts autant d’intérêts, voire de passions pour la cuisine. La séparation des sexes n’entraînant plus la ségrégation des professions, on a considéré ce mouvement d’émancipation comme une véritable transformation de l’Être au cours des Sixties. Mais le fait est que la vie professionnelle des hommes et des femmes les ont rejeté du confort vers l’utilitarisme des relations domestiques. Si le divorce, vécu autrement que comme une tragédie au sein de la famille, était quasi impensable du temps des Martin, aujourd’hui peu de couples, même mariés par les très saintes onctions du prélat catholique, s’imaginent qu’ils finiront leurs jours ensemble comme au premier jour de leur rencontre. Le romantisme ne fait pas le poids devant les performances des climax sexuels.

Voilà peut-être l’une des raisons qui fait de l'art de cuisiner un dérivatif à la vie professionnelle. Nous ne faisons plus la cuisine pour notre plaisir ni pour la fonction domestique du temps des Martin, mais comme un «shock absorber» - tout comme l’orgasme -, à travers lequel nous passons nos frustrations professionnelles et nos échecs amoureux. Ne dit-on pas que l’obésité chez les femmes est un produit de la frustration sexuelle? Vraie ou pas, légende urbaine ou sondage Gallup à l’appui, cette affirmation renvoie à une vision de l’éclatement domestique. Nous l’avons dit, l’obésité, l’anorexie, la boulimie, les maladies telles le diabète ou les cancers du système digestif, sont des maladies de civilisation. Certes, la sédentarité a sa part de responsabilité, mais cela ne fait que confirmer l’affirmation précédente. Il y a cela, bien entendue, mais il y a aussi la façon de vivre cette relation à la nourriture qui pose aussi problème.

Du temps de la famille Martin, les problèmes qui créaient angoisses et peurs relevaient de la politique, des épidémies encore (pour les maladies d’enfants; on venait à peine de trouver le traitement qui venait à bout de la tuberculose, les maladies bactériologiques). On multipliait les vaccins contre la rougeole, la rubéole, la scarlatine, les fièvres de toutes sortes qui avaient tant décimé le monde au cours des siècles. On envisageait pas encore l’avenir où les maladies cardiaques et les phénomènes d’obésité et d’anorexie seraient parmi les premières causes de décès. Il y avait jusqu’à la cigarette et aux produits du tabac qui étaient vantés par les médecins eux-mêmes comme sans conséquence sur la vie humaine! Il y a bien eu l’épisode du SIDA dans les années quatre-vingts qui a créé un retour du fantasme de l’épidémie mortelle à grande échelle, faisant passer le sexe avant la nourriture comme fonction organique sous surveillance. Mais plus le temps de l’épidémie (qui se poursuit toujours) semblait s’éloigner dans le temps, plus la hantise des maladies consécutives à la mauvaise alimentation prenaient une ampleur obsessionnelle qui doublait la santé alimentaire d’une névrose qui peut conduire à une «paranoïa alimentaire»! Les soviétiques et les martiens sont remplacés par le gras-trans et le sucre raffiné. Un diététicien kampaï de la télé d’État canadienne prendrait probablement tout ce qui gravite autour de la cuisine de madame Martin pour nous dire que l’un équivaudrait au couteau de Norman Bates, un autre à la chainsaw du massacreur à la scie, un autre à des balles dum-dum dans les intestins. De la flore intestinale, nous passons progressivement à la faune intestinale et à l'obsession végétalienne. Finalement, le gastronome le plus à la pointe de la cuisine moderne ne serait-il pas le docteur Hannibal Lecter? Quoi que son plus grand crime c'est d'être un carnivore d'un genre tout à fait spécial.

De la cuisine de madame Martin à celle du docteur Lecter, il y a tout un chemin! La cervelle de veau pour le cervelle d’humain, comme dans le film Hannibal? Les rognons d’un mauvais musicien comme dans Red Dragoon? La figure d’une infirmière soignante comme dans Silence of the lambs? Les tripes d’un policier italien corrompu, voire sa propre main finalement (dans Hannibal, encore); le cannibalisme est-il la dernière frontière de la cuisine occidentale? Les petits plats amoureusement préparés qu’il apporte dans sa fuite en avion et qu’il conseille à un petit passager assis à côté de lui de goûter, comme étant de bonne manière de s’ouvrir à l’inconnu, même en gastronomie, est une parodie de notre exotisme alimentaire qui essaie de combler un manque dans le goût qui se fait sentir depuis que les mamans Martin ne sont plus de ce monde et qu’elles ont laissé la place à des professionnels salariés de la cuisine, vedettes de télévision au même titre que les sportifs et les comédiens, tous diététistes déguisés en animateurs de foules.

La chair exquise! Quelles recettes le bon docteur Lecter ne nous inventerait-il pas avec les rognons sautés de Ricardo, la cervelle de Stéfano ou les spare-ribs du docteur Béliveau? Et je laisse Mitsou pour le dessert… Mmm! Bons à s’en lécher les doigts!

Montréal
3 juillet 2011

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire