Beaucoup de petits canadiens ont appris la langue seconde à travers un manuel intitulé Conversation anglaise (ou française) à l'aide de l'image, au cours de leurs études primaires. Ce volume contenait vingt-quatre leçons, toutes illustrées par un tableau. Tableaux qui nous font aujourd'hui rêver à notre enfance idéalisée.
Ces manuels, en circulation au Québec de la fin des années 40 jusqu'au milieu des années 60 du XXe siècle, sont passés dans la mémoire collective sous le sobriquet de John and Mary going to school. Leurs images respiraient le bonheur et la sérénité des Fifties et nous apparaissent comme un retour nostalgique à un monde sans préoccupation.
Vous reverrez donc ces tableaux, chacun accompagné d'un texte qui n'a plus rien à voir avec l'apprentissage de la langue seconde. Mais, à bien y penser, John & Mary peuvent encore nous apprendre certaines choses qui étaient contenues dans ces tableaux, et pourquoi pas un destin antithétique?

mardi 12 juillet 2011

Making maple sugar


MAKING MAPLE SUGAR 

D’une carte de Noël à une autre carte postale, voici le tableau sur la randonnée du sirop d’érable. John & Mary sont à l’érablière, en avant-plan de l’image. Mary apporte le contenu de la chaudière vers le tonneau tandis que John ne peut s’empêcher de boire le contenu de la sienne. Espérons qu’on ne lui a jamais raconté l’anecdote des morveux qui allaient pisser dans les chaudières dans les érablières. Quoi qu’il en soit, le tableau nous présente, en une image, la cueillette de la sève d’érable et la cabane à sucre, où elle sera transformée en sirop, en tire ou en autre produit de ce que la leçon de vocabulaire appelle franchement a domestic industry (traduit par industrie domestique). Industrie appropriée à une saison, en mars/avril dite sugaring season, ou le temps des sucres. Les perspectives d’éducation économique ne sont jamais absentes longtemps dans les tableaux de conversation anglaise.

Plus que le traditionnel temps des sucres, l’image nous offre en un seul coup d’œil les différentes étapes de l’industrie domestique. À l’extrême droite, nous voyons un homme entailler l’érable. D’autres coupent, à la hache, des troncs d’arbres afin de les ranger le long du mur de la cabane. À l’intérieure, on aperçoit la bouilloire et un homme qui alimente le feu. Des raquettes sont appuyées sur le mur extérieur de la cabane dont les fenêtres sont entrouvertes, tout comme la porte, afin de laisser sortir le surplus de chaleur accumulé. La fumée qui sort amplement de la cheminée nous indique que l’industrie domestique fonctionne à plein rendement. C’est indispensable, car à la gauche, tiré par un cheval, arrive le baril où les participants ont déversé les chaudières fixées sous les chalumeaux. Couché sur le flanc sur un traîneau, le baril permet d’accumuler des litres du divin nectar des visiteurs. Les sillons dans la neige, devant la cabane, montrent que ce n’est pas son premier voyage - ni son dernier. Pour l’époque. l’industrie de l’érablière était fort rentable. Trait pittoresque, l’illustrateur a cru bon d’asseoir un écureuil sur un tronc d’arbre et un autre qui court au galop tout à côté.

Comme dans tous les tableaux de conversation anglaise, il n’y a pas de plaisir sans une dose d’investissement d'efforts et de travail. Si John & Mary apparaissent comme les consommateurs de la sève d’érable, ils sont plantés au cœur d’un processus de production qui va de la cueillette à la transformation, avant de donner le produit fini. Il s’agit bien d’une cabane à sucre plus industrielle que festive. Le pittoresque de la scène, c’est pour les enfants. On chercherait en vain les tables remplis de produits sucrés, souvent conservés depuis la récolte de l’année précédente. On n’imagine pas un orchestre jouant du rigodon ou un juke-box faisant tourner des disques de Murielle Millard. Pas de piste de danse non plus et encore moins de grandes salles où pratiquer la danse en ligne. Pour être une industrie domestique, la cabane à sucre ne s’est pas encore transformée en industrie touristique, ce qu’elle deviendra au fur et à mesure que les Sixties avanceront. La concurrence des marchés d’alimentation forcera les propriétaires de cabanes à sucre à amplifier leurs activités vers les salles de réceptions.

Je me souviens d’avoir été une fois, avec ma classe, en septième année, à une cabane à sucre du mont Saint-Grégoire, près d’Iberville. On était en 1967 je crois. Comme tous les mois de mars s’étirant vers sa fin, il y avait des redoux et le climat, plutôt morne, nous permettait d’aller faire des balades le long de la route. À nos risques et périls! J’y ai vu mon premier animal mort, un chien je pense, probablement frappé par une voiture. De retour à la cabane, où on nous servait les traditionnelles crêpes arrosées de sirop d’érable, les patates rôties, les saucisses bacon et jambons, fèves aux lard (que je ne mangeais pas), tarte aux sucres et autres confiseries qui finissaient par nous lever le cœur, le tout culminait avec la raclette sur la neige étalée (que l’on conservait déjà au congélateur tant la neige autour de la cabane avait fondue) et dont nous trempions un morceau de bois afin que le sucre fondu se cristallise pour que nous le mangions. Je comprend fort bien cette intonation du sympathique sociopathe docteur House lorsqu’il renifle sur un Canadian, son voisin, l’odeur écœurante de sucre d’érable.

En effet, la feuille d’érable n’est pas le symbole du Canada pour rien. L’unifolié rouge complète, avec le castor du 5¢ les symboles naturels du pays. Ce n’est pas parce que le Canada est, en soi, un pays particulièrement «sucré», même si un premier ministre a déjà dit que nous étions les «pluss meilleur pays au monde», mais cette feuille d’érable rappelle la «tradition» au sens le plus vaste du terme, de tout le pays. En fait, seul l’Est du Canada est un pays à cabanes à sucre. L’érable n’est pas une espèce très répandue sur la côte du Pacifique. C’est donc le Canada de la Nouvelle-France et de l’Amérique du Nord britannique que célèbre la tradition, et, de fait, l’érablière fut la canne à sucre des colonies nord-américaines.

D’ailleurs, si le printemps est considéré comme la saison des sucres, il n’y avait pas qu’à cette période de l’année que le sucre était mis en évidence. Je pense au 25 novembre, un mois avant Noël, où dans la salle des écoles où j’ai été, la direction organisait annuellement la fête de la Sainte Catherine, avec les Klondyke, en fait de la tire de mélasse enrobée dans une papillote dorée, morceau de sucre assez dur pour les dents d'ailleurs, tout cela aspergé de liqueurs douces sucrées, préparait déjà notre future vie de diabétique. Les leçons nous apprenaient que c’était Marguerite Bourgeoys, la fondatrice de la première école de Ville-Marie, qui accueillait petits blancs et petits «sauvages», qui aurait inventé cette tradition. Il semblerait qu’au Canada, le sucre soit associé à toutes les traditions patriotiques et nationales.

Sainte Catherine était la patronne des philosophes. Récupération chrétienne du supplice que les chrétiens d’Alexandrie infligèrent à Hypathie, une philosophe néo-platonicienne, tout ça dépassait l’entendement des enfants, bien que les leçons de catéchisme soumettaient cet entendement à de plus rudes distorsions. Sainte Catherine était davantage reconnue, à l’époque, comme patronne des vieilles-filles, ce qui n’avait rien à voir ni avec le sucre, ni avec les érables. Être vieille-fille à l’époque était plutôt assez mal vue. Ce n’était ni être religieuse (épouse du Christ), ni être mariée (épouse d’un homme pour lui donner des enfants), et accepter de rester célibataire et seule, c’est-à-dire «stérile» pour le reste de ses jours demandait une forte dose d'autonomie qui n'était pas donnée à toutes les femmes. Il y avait, bien sûr, le côté sombre, c’est-à-dire celui du lesbianisme, qui était inclu dans les jugements que l’on pouvait porter sur ces femmes sans hommes, mais la discrétion imposait le silence. Voilà peut-être pourquoi on les retrouvait si souvent à l’église. Un peu comme un sentiment de culpabilité refoulé de la part des catholiques d’avoir lapidé une femme philosophe, les vieilles-filles rappelaient le péché de la stérilité que les anathèmes bibliques font peser sur les criminels. Meurtriers et victimes répétaient, annuellement, le cycle de la culpabilité sous des apparences de fêtes traditionnelles où les enfants s’empiffraient, souvent à en être malade, de sucreries. Douce vengeance.

La saison de mars, donc du temps des sucres, précédait généralement la période des fêtes de Pâques. Elle se situait dans le carême, période où il était recommandé de faire abstinence de toutes gâteries. Mais l’industrie domestique a ses impératifs que les impératifs religieux ne peuvent bousculer, et cela explique la sobriété qu’affiche, malgré tout, le tableau 22. Alors qu’aujourd’hui le carême n’est plus de mise, ni au niveau du jeûne ni au niveau du plaisir interdit, comme la saison des pommes en automne, la saison des sucres se manifeste par un côté commercial et festif impensable dans les Fifties. À considérer le tableau en question, la transgression du carême apparaît déjà peu sérieuse, surtout à voir John vider le contenu de la chaudière, incapable d’attendre que tires et sirops soient prêts à la consommation.

Le sucre, avec le sel, sont considérés aujourd’hui comme les deux mass murders les plus actifs en Amérique du Nord. On leur attribue, outre le diabète dont je suis atteint, les maladies cardio-vasculaires, des allergies alimentaires, la haute pression, l’obésité - cela va de soi - et quantité d’autres petits problèmes. Avec les graisses animales, ils forment le triumvirat des nouveaux cavaliers de l’Apocalypse. Pourtant, le sucre naturel, à lui seul, ne cause pas le diabète. Le sucre transformé, sucre blanc qu’on verse à profusion dans les pâtisseries, est le principal agent du diabète. Il y a, parmi les inventions commerciales nouvelles, de véritables «bars à pâtisseries sucrées» - j’en connais un sur la rue Mont-Royal où l’été, lorsque la porte est ouverte, et lorsque je passe devant, une écœurante odeur de sucre nous prend au nez et serait suffisante pour déclencher un coma diabétique! -, «bars» qui offrent quantités de sucreries tout aussi riches les unes que les autres, et qui n’ont rien de l’odeur ni du goût des biscuiteries et confiseries de mon enfance (la chaîne des biscuiteries Oscar). Et cela, sans compter les chocolats au lait, les gâteaux à la crème, les tartes dont on honore parfois le profil simiesque de certains politiciens, et autres sucres candies qui se vendent à profusion dans les commerces aux détails. Tout cela renvoie la bonne vieille mélasse loin en arrière.

De plus, il y a les métaphores que l’on fait avec le sucre et qui sont associées à l’amour. La Saint-Valentin, en février, est une autre occasion de refiler le diabète à son partenaire en le gavant de cœurs sucrés enrobés de chocolat. Sweet n’est plus un adjectif qui se borne au sucre de la sève d’érable. Les chansons américaines répètent le mot depuis des générations. Pourtant, le sucré n’est pas particulièrement un goût que l’on retrouve sur la peau ou les lèvres, à moins qu’on y ait mis du parfum. Comme on dit, si on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre, une saison en forêt, l’été, le corps enduit de parfum sucré nous montrera bien avec quoi on les attire. Le sucre serait-il un piège à cons? En tout cas, beaucoup y tombent, et parfois s’y précipitent.

Outre les métaphores sucrées, il y a les métaphores purent érotiques. Le chalumeau au-dessous du quel est suspendu une chaudière donne à l’arbre une allure masculine, et sa sève est moins son sang que sa semence. Il y a de la fellation dans la cueillette de l’eau d’érable, comme le montre la façon dont John ingurgite la sève de sa chaudière. Cette sève, non encore transformée, est symbole de la vie dans l'Imaginaire des peuples primitifs; elle est naturellement associée au sang et au sperme animal et humain. C’est la vallée de lait et de miel dont parle la Bible; de lait maternel et de miel spermique (qui pourtant n’a pas l’air si sucré que ça!). L’analogie, en ce printemps annoncé, révèle le réveil de la vie dans les arbres endormis. Le linceul de neige est à la limite sur le point d’être évaporé ou fondu sous les chauds rayons du soleil. L’activité avec laquelle s’affairent les hommes nous dit que bientôt, le travail d’ensemencement des champs commencera, avec les belles journées de mai et de juin. Il n’y a pas jusqu’aux traits de givre, qui suivent les branches et les troncs d’arbres, qui n’agissent pas comme  une vue aux rayons X de ce qui se passe d’invisible pour les yeux dans chaque arbre de l’érablière.

Voilà l’importance du rite qui se voit mise en exergue. Comme Noël avec le solstice d’hiver et la Saint-Jean-Baptiste avec le solstice d’été, le temps des sucres est le rite de l’équinoxe du printemps, comme les fêtes des récoltes est celui de l’équinoxe d’automne. Voilà la tradition que perpétue cette fête des sucres, désormais réduite à un jingle: «À la cabane, allons à la cabane, ohé!» Pour les Fifties, la tradition était encore toute proche des rites ruraux, comme je l’ai souligné à plusieurs reprises. C’est dans la mesure où la partie de sucre rejoint Pâques que la fête à la cabane prend un sens; en elle-même, elle n’est qu’une tradition rurale liée à la saison plus qu’à une quelconque transcendance.

De tous les tableaux de conversation anglaise, Making maple sugar est peut-être l’un des plus travaillés au niveau graphique. C’est en cela qu’il est une véritable carte postale. Il essaie de rejoindre la tradition paysagiste propre à l’art canadien, sans toutefois atteindre la valeur d’un Marc-Aurèle Fortin ou d’une scène des peintres du Group of Seven. Le réalisme de la scène n’évite pas l’usage des traits de couleurs pour décrire la neige, à l'exemple des scènes d'hiver de Fortin. Cela ne veut pas dire que ce tableau s’élève au-dessus des autres en ce qui concerne l’aspect scénique figé et dénué de vie. Comme toujours, l’impossible capacité à atteindre la vitalité du réel rend le tableau schématique. Comme une peinture de salon vendue chez Walmart à $25.95, il illustre, il ne crée pas.

Le corpus des leçons du manuel tire à sa fin, et il n’était pas rare, vu le retard généralement pris dans le cours de l’année, que les derniers tableaux de conversation anglaise aient été survolés assez rapidement. Aussi, est-ce le dernier à nous présenter une activité purement liée à l’économie. J’ai dit, d’un tableau à l’autre, combien l’aspect économique de la production et de la consommation était présent dans les différentes scènes, surtout à l’intérieur du second cycle des leçons. Ici, en présentant une industrie domestique, les concepteurs du tableau semblent atteindre une limite que le manuel ne dépassera pas: celui de la grande entreprise, de la foule des employés et travailleurs, cols blancs et cols bleus; la production en séries répondant à des critères de standardisation. Tout ce qui meuble les tableaux de John & Mary reste acquis, non produits, et le regard est visiblement tourné vers l’arrière plutôt que vers l’avenir de la société.

À l’époque, à la fin des années quarante, les concepteurs ne pouvaient peut-être pas entrevoir le monde tel qu’il deviendrait au cours des décennies suivantes. Ou s’ils l’anticipaient, ce n’était pas sans crainte, d’où le besoin de maintenir les activités traditionnelles comme modèles à partir desquels apprendre le vocabulaire de la langue seconde. Le cheval, le traîneau, le baril d’eau d’érable, la cabane qui est véritablement une cabane… tout ce rite existait indépendamment de l’industrie domestique, et c’est ce rite plus que l’industrie elle-même que les concepteurs cherchaient à conserver. Mais déjà, certains établissements orientés vers la production d’exportation trahissaient le rite pour se consacrer quasi uniquement à l’industrie qui n’était plus du tout domestique. Comme la ferme de l’oncle George, la cabane à sucre du tableau 22 est irrémédiablement condamnée.

Lorsque je traverse les parcs de Montréal - le parc Fullum, le parc Lafontaine -, je suis surpris de voir des citadins s’extasier avec leurs appareils photos devant un écureuil. On leur montrerait un vulgaire rat et ils en auraient le dégoût; ajoutés lui une queue touffue à l’extrémité retournée, et le même monde pousse un soupir béat en le bombardant de clic! clic!! Les écureuils vivaient dans les érablières jadis, aujourd’hui, ils vivent dans les parcs urbains. La grande transformation, c’est précisément cela. Le capitalisme a vidé les campagnes et les boisés de leur vie et l'a transposée, suivant des modèles fantaisistes, dans les parcs urbains. L’eau d’érable ne se retrouve plus, pour la plupart d’entre nous, que dans des conserves achetées en magasin. Beaucoup de ses sous-produits sont faits à partir de sucre de canne ou (un temps) de betterave, ou quoi qu’il en soit, de sucre raffiné ajouté. L’artificiel supplante le naturel. Les animaux dénaturés ne se bornent plus aux animaux de zoos, ce sont les humains, dans leur quotidienneté existentielle qui sont aujourd'hui dénaturés. La vie végétale, de même, subit des «adaptations» au grand commerce qui l’exclut de toute industrie domestique.

Dernier tableau à propagande économique, encore rattaché aux industries domestiques à la veille de leur disparition, fidèle encore à des traditions ancestrales dont le sens du rite est essentiellement oublié, le manuel conversation anglaise, sans le savoir, participait d’une inconsciente cérémonie funèbre. Celle d’un monde ancien confronté à l’invasion agressive de l’American Way of Life. Requiescat in pace.

Montréal
12 juillet 2011

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