Beaucoup de petits canadiens ont appris la langue seconde à travers un manuel intitulé Conversation anglaise (ou française) à l'aide de l'image, au cours de leurs études primaires. Ce volume contenait vingt-quatre leçons, toutes illustrées par un tableau. Tableaux qui nous font aujourd'hui rêver à notre enfance idéalisée.
Ces manuels, en circulation au Québec de la fin des années 40 jusqu'au milieu des années 60 du XXe siècle, sont passés dans la mémoire collective sous le sobriquet de John and Mary going to school. Leurs images respiraient le bonheur et la sérénité des Fifties et nous apparaissent comme un retour nostalgique à un monde sans préoccupation.
Vous reverrez donc ces tableaux, chacun accompagné d'un texte qui n'a plus rien à voir avec l'apprentissage de la langue seconde. Mais, à bien y penser, John & Mary peuvent encore nous apprendre certaines choses qui étaient contenues dans ces tableaux, et pourquoi pas un destin antithétique?

mercredi 6 juillet 2011

At the grocery store


AT THE GROCERY STORE

Nous voici rendus à l’épicerie de monsieur Gagnon. C’est le nom que le manuel conversation anglaise lui donne. Celui-ci offre un panier (un autre) rempli de tomates rouges que madame Martin s’apprête à payer. John regarde avec un sourire de pantin. Belle chemise, cravaté, un gilet de laine, le charmant garçon se présente sous son meilleur jour, comme dans le tableau 3. La «grocery», comme l’on disait dans mon enfance, était le mot qui désignait, communément, à l’époque l’épicerie. Ici, on a l’impression qu’il indique ce qu’on appelait le «magasin général» où l’on retrouvait aussi bien de la nourriture, des épices, de la quincaillerie, des plants, etc. Ce qui est remarquable, c’est la grande vitrine qui permet de voir à l’extérieur, de l’autre côté de la rue, où un immeuble de deux étages se présente également comme un commerce.

Sur le comptoir, une balance pour peser des articles à la pièce; des conserves, un paquet emballé (du café peut-être?), un calepin de factures et, à l’extrême droite, une caisse enregistreuse mécanique. À l’arrière-plan, les étagères sont remplies, de façon tassée, de toutes sortes de produits en boîtes, en conserves ou en bouteilles. L’importance des épices donne le nom au commerce, l’épicerie, que le terme grocery ne traduit pas étymologiquement. Nous sommes encore à l’époque des grands sacs de papiers bruns dans lesquels on empilait les achats. En digne garçon poli, élève de la bienséance appliquée, c’est John qui transportera le paquet jusqu’à la maison. À remarquer la cliente à l’arrière-plan, vêtue comme dans les années 40. On peut mesurer l’aspect vieillot de l’épicerie de monsieur Gagnon. Rien d’étonnant à ce fait. Beaucoup de ces commerces restèrent identiques à eux-mêmes, sans changer, durant des décennies. À la différence d’aujourd’hui, où les designers conseillent de changer constamment l’aménagement des comptoirs dans les super-marchés, ici la tradition s’impose encore comme une valeur dominante, de confiance et de fiabilité du commerce.

J’avais cinq ou six ans à peu près. C’était avant la mort de mon grand-père maternel, en 1961. Nous allions à une épicerie qui s’appelait le «Marché Saint-Edmond», à Saint-Jean-sur-Richelieu, situé alors à un coin de rue sur Mayrand. Je me souviens que cette épicerie n’avait que deux allées (peut-être une troisième), mais étroite au point qu’il était impossible de passer deux personnes l’une à côté de l’autre. C’était un commerce dont l’intérieur était à peine comparable à celui d'un dépanneur parmi les plus petits de la ville de Montréal de 2011. Toutes les boîtes de céréales, les produits en conserves, en boîtes, en bouteilles se retrouvaient, je ne sais comment, entassés sur les étagères. En avant, face à la porte extérieure, le comptoir et la caisse enregistreuse. De ce que je me souvienne, c’était l’épicerie la plus étroite que j’ai jamais rencontrée de ma vie. Bien des années plus tard, le marché Saint-Edmond déménagea à quelques bâtiments où il avait un espace un peu plus grand.

Les épiceries de l’époque étaient bien moins larges ou longues que celles des centres d’achat actuels. Elles logeaient au rez-de-chaussée de domiciles, comme on peut le voir dans l’édifice par la fenêtre. Au-dessus de la porte d’entrée ou de la vitrine était suspendue une enseigne généralement fournie par une marque déposée de boissons gazeuses ou de bière (à l’époque c’était permis). Les planchers étaient souvent sur bois naturel, les tuiles ne venant que plus tard. Puis lorsque la concentration imposa des chaînes nationales: Steinberg, I.G.A, Spot, puis les premières chaînes québécoises, Richelieu et Métro (avant qu’elles ne fusionnent), celles-ci s’annoncèrent avec des enseignes au néon. Le «R» bleu de Richelieu et la femme avec son panier d’épicerie étaient les logos des deux compagnies francophones tandis que Steinberg se distinguait par son «S» entre deux carrés de couleurs différentes. Spot était une enseigne rouge et A&P, une distributrice américaine, avec son cercle jaune où s’inscrivaient les trois lettres en rouges. Ces enseignes se multiplièrent durant les Fifties, illuminant les rues principales. Lorsque nous venions à Montréal, comme le pont Champlain n’était pas encore ouvert à la circulation, notre autobus passait par le pont Jacques-Cartier. À ses pieds se trouvaient trois garages surmontés d’immenses enseignes constituées de néons de couleurs dont les rayons s’allumaient graduellement, en balayage, illustrant à ceux qui étaient encore sur le pont, qu’une station-service Shell, Esso et B.A. (British American) les attendaient à la sortie sur Delorimier près de Montigny (Maisonneuve). C’est à travers ces enseignes, ces logos, que j’appris à lire et à reconnaître les images.

À l’époque, les «circulaires» étaient faites de papiers à l’encre dont l’odeur était assez fortes. Il n’y avait pas de photographies, ou très peu, toujours en noir et blanc, et représentant des pièces de viandes, des fruits ou des légumes. Le reste était des encadrés où le spécial de la semaine était inscrit. Parfois la circulaire était monochrome, parfois bichrome, mais tenait toujours sur une feuille pliée en deux, puis pliée en quatre. À côté des épiceries, des merceries annonçaient des spéciaux sur des pièces de tissus à la verge ou des pièces de vêtements déjà complétés. Les quincailleries, de même, annonçaient outils et matériaux de construction. Avec les années, les boîtes aux lettres se remplirent de ces circulaires rattachées à des magasins de plus amples fournitures.

Les prix étaient aussi ridiculement bas, si on les compare à ceux d’aujourd’hui avec les quantités et les qualités équivalentes. On avait beaucoup de choses pour $1.00, alors qu’aujourd’hui on a pratiquement rien pour $20, qui était une somme considérable à l’époque, encore même pour le cours des années 1970. En cinquante ans, l’inflation des prix a dépassé, et de loin, le pouvoir d’achat, et il n'y a pas à se féliciter. Tout cela contribuait à l’atmosphère dans laquelle se pratiquait le commerce d''alors. Les célèbres «bonbons à 1¢» et les coke format à 5¢ et format à 10¢ ne sont pas des mythes. La célèbre bouteille verte Coca Cola était une véritable petite bouteille de cola mélassé donc fort sucré (le revêtement des dents en restait collé) comparée à son imitation moderne. Le goût du Pepsi était également sucré alors que celui d’aujourd’hui est pratiquement sans saveur. Il en allait de même pour le Seven-Up, avant que Coke fabrique sa propre citronette, Sprite. Aucune de ces marques n’avait de version diète, sans caféine ou sans calorie… Tout à côté, il y avait les producteurs de liqueurs locaux. À Saint-Jean, outre le Kik un cola provincial plutôt «cheap», il y avait la boisson Richelieu (aucun rapport avec le commerce). Étaient offerts également des bières d’épinettes (Christin) et de nectar mousseux (chaud, ç’avait le goût de la pisse). Crush et Fanta se partageaient la clientèle des orangeades. Il y avait aussi le crème soda Snow White qui coupait la soif.

Et les bières! La célèbre Dow, dont l’existence s’acheva dans un scandale (40 morts) dans la région de Québec. Molson, Labatt et O’Keefe, avec leurs produits maisons et les dérivés (Porter, etc.) avaient de quoi remplir les arrières-boutiques des épiceries. Toutes liées d’une manière ou d’une autre à des équipes sportives, elles étanchaient la soif des hommes (mais un peu moins celle des femmes) comme les liqueurs douces le faisaient des enfants. On l’offrait en grosses bouteilles comme en «cannettes», nouvelle invention à l’époque. Les six packs se développaient comme l’ensemble de carton qui permettait d’emmener les bouteilles à 5 ou à 10¢. Les bouteilles de 2 litres (les mesures métriques n’ayant pas encore été adoptées à l’époque) n’étaient pas courantes.

Mais quoi qu’on y trouva, dans la section des légumes ou celle des viandes, ce que je me souviendrai toujours, c’était l’arôme. Ces épiceries dégageaient des odeurs prononcées que les super-marchés de centres d’achat ont réussi à aseptiser ou tout simplement à faire disparaître. Dès qu’on franchissait la porte, été comme hiver, nous sentions les produits: le café comme le chocolat, le thé comme la viande. Tout s’enrobait dans du papier brun ciré, le tout ficelé par une corde qui passait par des poulies à partir d’une bobine et aboutissait au-dessus de la balance. C’était l’époque où il y avait les «viandes» de charcuterie Fédéral, autre compagnie disparue à la suite du scandale de la viande avariée du début des années 1970. Le jambon cuit, le jambon pressé, le célèbre baloney, qu’on appelait le steak des pauvres, le salami, qu’on achetait en saucisson, les saucisses de porc et bœuf «La Belle Fermière» avec son illustration d’une …fermière, comme la petite hollandaise des chips chocolatés de Baker. Et, j’allais oublier: l’odeur des tabacs, surtout des tabacs à pipe aromatisés de Hollande que fumaient mon grand-père. L’odeur du «pot», à côté de ça, c’est de la merde. Le tabac s’achetait moulue ou en feuilles. Mon grand-père faisant lui-même ses cigarettes, avait ses boîtes de métal où ranger sa provision de la semaine.

J’ignore, aujourd’hui, où sont passées toutes ces odeurs? Peut-être est-ce moi qui ait perdu ma faculté olfactive, toujours plus impressive à la jeune enfance? En tout cas, je donnerais pour la retrouver aujourd'hui. Les seules odeurs qui parviennent à m’imprégner m'apparaissent les plus mauvaises. Et je ne parle pas tant de la sueur humaine que de la puanteur des rues, l'inodore des magasins à rayons, de nos demeures même, les odeurs d'essences à moteur, partout… Pourtant, les stations d’essence ne manquaient pas dans les Fifties. La bonne odeur de la gazoline semble chatouiller particulièrement les muqueuses nasales des Américains qui ne peuvent s’en passer! Mais comme mes parents n’ont jamais eu d’auto, je ne suis donc pas vraiment imbibé de ce fumet onctueux…

C’est à John que je m’identifie. C’est moi que je vois à travers lui, dans ces épiceries des années soixante. J’en reconnais le décor, la disposition des produits, le comptoir, la balance, la caisse enregistreuse, les barils de tomates qui sentaient et qui goûtaient la tomate, comme il en allait aussi des concombres et des fèves jaunes. Il y avait l’odeur des jardins, l’odeur des boucheries, l’odeur des confiseries qui nous saisissaient et qui ne faisaient que rehausser les odeurs que nous percevions à l’extérieur. Comme la Madeleine de Proust, l’odeur du gazon frais tondu, de l’herbe après la pluie, des bosquets de lilas et des roseraies, chaque odeur, lorsqu’il m’arrive de la reconnaître aujourd’hui, me ramène à mes six et sept ans. Comme si une fois enregistrée, plus aucune autre odeur ne pouvait plus venir les chasser ni les remplacer. Elles ne me font peut-être pas rêver comme l’auteur de la Recherche du Temps perdu, mais elles me ramènent à une époque qui n’est plus. Je doute que jamais les enfants ne se souviendront, plus tard, de l’odeur des super-marchés d’aujourd’hui, à l’exception peut-être de la rôtisserie des poulets et des frites…

La nostalgie n’est sans doute pas tant une question de poétique de l’espace que de poétique du temps. Il y a peu de chances de retrouver de tels parfums parce qu’ils appartiennent à un temps qui n’est plus le nôtre. Nous vivons à l’époque où l’asepsie est le liquide amniotique dans lequel nous finissons tous par baigner, tant la marche vers la régression psychologique et morale est rapide. Alors que nos sens cherchent désespérément à s’exciter, à s’émoustiller, la banalité, là aussi, rend difficile la satisfaction de l’expérience. L’amer et le dégoût viennent facilement à bout de notre envie de manger, et ne finissons plus qu’à le faire par réflexe organique. Il faut avoir beaucoup d’argent pour pouvoir se permettre de renouveler nos expériences aromatiques. Les tableaux de Breughel parviennent même à nous mettre l’eau à la bouche, eux qui n’avaient pas le quart de ce dont nous disposons en fait de boissons et de nourritures. Doit-on rappeler la grande révolution culinaire qui accompagna la Renaissance, au moment de la découverte de l’Amérique, qui vit débarquer en Espagne et en Italie tous les fruits et légumes nouveaux découverts aux Indes et en Amérique? Eh bien, c’est un peu cette expérience que nous renouvelions lorsque nous pénétrions dans les épiceries des Fifties; c’est cette expérience également que nous essayons de répéter chaque fois que nous nous rendons dans un restaurant exotique. Nous cherchons la cuisine méditerranéenne, la cuisine indienne, la cuisine extrême-orientale, la cuisine éthiopienne (ô ironie qui veut que les Éthiopiens meurent de faim!) ou toute autre. Évidemment, dès que le succès pointe à l’horizon, des compagnies de production s’en emparent pour exploiter le produit à grande échelle, au risque d’en atténuer la qualité, la saveur …et les odeurs. Le succès de la cuisine libanaise a entraîné ainsi l’ouverture de chaînes de restauration concurrentes mais toutes avec le même profil standardisé.

Le paradoxe de cette évolution, c’est que nous retrouvons la concentration à petite échelle des commerces des Fifties dans la concentration à grande échelle des centres d’achat. Pour qui regarde d’un œil superficiel le monde des années cinquante et celui de l’an 2011, ils leur apparaîtront semblable tant la formule est comparable. Ils n’y verront que la différence des masses, dans les produits comme dans les prix. Finalement, monsieur Gagnon lui apparaîtra comme l’ancêtre des Walmart, Loblaws et autres Provigo. Or, précisément, toute la différence ne tient pas à cette comparaison de masses et de coûts. Elle tient précisément, comme je l’ai déjà dit, aux liens interpersonnels entre la clientèle et les marchands, aux expériences sensorielles, à la proximité des produits et de leurs acheteurs. C’est la différence entre l’investissement érotique de l'action de manger et l’indifférence sensorielle olfactive que nous ressentons face à des produits qui semblent tous ne plus goûter que l’enrobage de plastique dans lequel ils ont été enrobés.

Fais-je partie de la dernière génération à avoir eu la chance de goûter dans mon enfance les produits que je mangeais? Probablement pas, mais il apparaît difficile de comparer des goûts et des odeurs que l’on ne peut quantifier sur des baromètres pour en tirer des statistiques. Nos perceptions sont souvent déformées avec l’âge, avec la suite des expériences, avec les transformations qui ont modifié notre approvisionnement alimentaire. Nous avons dit à quel point il serait difficile de reconnaître la ferme moderne dans celle de l’oncle George. Nous avons dit aussi combien la disparition du peddler des fruits et légumes de Madame Martin laissait un vide dans la vie commerciale. Sans changer foncièrement de système économique, son évolution ne s’est faite que du point de vue du rendement quantitatif (à tous les niveaux) et non celui de la qualité. Ce déficit est irréversible mais aussi irrécupérable.

Le sympathique petit, tout petit, marché Saint-Edmond de Saint-Jean-sur-Richelieu mérite que je m’y arrête ce soir, me rappelant des évocations que le tableau 16 fait surgir de ma mémoire. Souvenir d’enfance, souvenir d’enfant? À l’époque, ce n’était qu’une leçon d’anglais de plus. Aujourd’hui, c’est tout autre chose. Toutefois, cette image kitsch n’a pas besoin qu’on s’y arrête, ni du point de vue esthétique ni du point de vue morale:  l’acte économique reste - malgré la terminologie du capital et de l’intérêt, du prix et de la dépense, de la vente et de l’achat - un «troc» tout ce qu’il y a de plus classique. Les économistes ne remarquent jamais à quel point le capitalisme est plus près du troc primitif que le service et les ponctions féodales sur la production des serfs. Voilà pourquoi notre mentalité économique est si loin de celles des peuples qui sont restés avec le sentiment qu’«un service en attire un autre» plutôt que celui du «no money no candy», ou «they are no free lunch in America». Combien de monsieur Gagnon donnaient des bonbons aux enfants, gratuits, alors que le caissier du super-marché à de la misère à encaisser le déficit d’un cent dans son tiroir.

Montréal
6 juillet 2011

1 commentaire:

  1. Dans l'édition originale des images de John & Mary il y avait une section sur l'automne, les petits ramassaient des feuilles de toutes les couleurs. Est-il possible de me la faire parvenir? Merci à l'avance.

    Micheline Lalumière
    annath@videotron.ca

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