Beaucoup de petits canadiens ont appris la langue seconde à travers un manuel intitulé Conversation anglaise (ou française) à l'aide de l'image, au cours de leurs études primaires. Ce volume contenait vingt-quatre leçons, toutes illustrées par un tableau. Tableaux qui nous font aujourd'hui rêver à notre enfance idéalisée.
Ces manuels, en circulation au Québec de la fin des années 40 jusqu'au milieu des années 60 du XXe siècle, sont passés dans la mémoire collective sous le sobriquet de John and Mary going to school. Leurs images respiraient le bonheur et la sérénité des Fifties et nous apparaissent comme un retour nostalgique à un monde sans préoccupation.
Vous reverrez donc ces tableaux, chacun accompagné d'un texte qui n'a plus rien à voir avec l'apprentissage de la langue seconde. Mais, à bien y penser, John & Mary peuvent encore nous apprendre certaines choses qui étaient contenues dans ces tableaux, et pourquoi pas un destin antithétique?

samedi 9 juillet 2011

Playing house

G.F. - Le tableau qui suit contient des scènes de violence morale osées faites aux féministes et n’est pas à conseiller pour les fillettes pré-pubères et  les adolescentes innocentes. La discrétion féminine est requise.


PLAYING HOUSE

Pendant que John est au hockey à regarder de vigoureux jeunes adolescents s’élancer sur la patinoire, sa sœur Mary a invité sa copine Louise, sa meilleure amie, à venir faire du repassage à la maison. C’est du moins ce que nous apprend la leçon. Ensemble, ils jouent à l’entretien domestique, plus précisément les travaux proprement féminins: couture et repassage sont au programme. Bref, Mary et Louise jouent à la maman. Ou apprennent à devenir midinettes à l’âge adulte. C’est sage, c’est de leur âge et c’est simplistement sexiste.

Le tableau 19 est à proprement parlé une des images qui ramassent le plus de stéréotypes sexistes de l’éducation humaniste des Fifties en un seul coup d'œil. C’est l’éducation dans laquelle les mamans des Peyton Places d’Amérique du Nord dispensaient à leurs fillettes. Coudre les franges des rideaux, repasser les chemises lavées et séchées, jouer à la poupée, à l’entretien de sa maison. C’est l’éducation qu’a sans doute subit la Nora d’Ibsen, dans sa célèbre pièce Maison de poupée. J’ai gardé un souvenir impérissable de cette pièce lorsque je la vis jouer au théâtre du Gésu, dans le temps qu’il était situé dans le sous-sol de l’église des Jésuites, sur Bleury. Andrée Lachapelle y était éblouissante et le simple décor du salon norvégien évoquait la carte postale du confort domestique dans les pays nordiques. Plutôt que la classique traduction du comte Prozor, le texte s’exprimait dans un français (sans québécisme) parfait. Que la pièce fut reçue, aujourd’hui plus qu’à l’époque, comme un manifeste d’affirmation féminine, c’était là rien de plus que normal; que ce soit un manifeste proprement féministe, il faudrait y ajouter quelques bémols. Ibsen a toujours pensé en termes d'individualités et non de corporations.

Il est incontestable que le féminisme a apporté beaucoup à notre société. Aucune idéologie, depuis le syndicalisme du XIXe siècle, n’a autant fait pour la reconnaissance des droits individuels face aux pressions sociales. Dans le cas des femmes, l'effort fut plus grand encore car si les ouvriers pouvaient déclencher des grèves pour exercer un rapport de force sur les patrons, les femmes ne pouvaient avoir recours à des stratégies comparables face aux hommes. Il y avait, certes, les exemples de Lysistrata et de l’Assemblée des Femmes d’Aristophane, auteur dramatique de comédies de la Grèce classique, mais le but de ces pièces ne visait rien de plus que de dénoncer la guerre civile - la fameuse guerre du Péloponnèse - en montrant que ce qu’il y avait de plus insensé que la tuerie entre frères, c’était de voir les femmes sortir de leur gynécée et prendre le pouvoir. Ce n’était pas d’ailleurs un combat contre tous les hommes, mais contre ceux surtout qui maintenaient l’autorité patriarcale sur le droit civil et la société politique. Si le mouvement fut au départ de nature sociale plutôt bourgeoise - les suffragettes sont contemporaines des premières associations de défense et de protection des animaux -, sa lente évolution, tout au long du premier XXe siècle, conduisit finalement à élargir la conscience que les femmes pouvaient avoir de leur situation dans «la machine sociale» capitaliste.

À partir de ce moment, il devint donc normal de rencontrer sur la ligne de front le pire ennemi de l’émancipation féminine: c’est-à-dire le manuel scolaire. Conversation anglaise ne faisait sûrement pas exception à la règle. Maintenant que Mary sait faire la cuisine, il faut qu’elle élargisse le champ de ses compétences au travail féminin. On l’a vue, dès le tableau 4, s’atteler à repriser un vêtement que rien ne nous dit qu’il lui appartenait à elle ou à son frère John. Maintenant, nous en sommes aux rideaux et au repassage: Mary est une grande fille maintenant. On ne fête pas son anniversaire (et pour cause, papa Martin voudrait sans doute qu'elle reste telle qu'elle est jusqu'à la fin de ses jours, et ne voit donc pas les années passer), mais elle vieillit quand même, notre petite Mary!

On se souvient qu’après la prise du pouvoir par le Parti Québécois, en novembre 1976, le nouveau gouvernement indépendantiste s’engagea à relancer la Révolution tranquille, dans le domaine social et culturel cette fois. Après les grèves généralisées de la fonction publique sous le précédent gouvernement libéral, la voie était ouverte maintenant pour considérer le retard de la condition féminine des Québécois pris par rapport aux femmes américaines et canadiennes-anglaises, engagées déjà dans la lutte pour le droit à l’avortement, les pensions alimentaires, la garde des enfants en cas de séparation de couples, la lutte contre l’intimidation et le harcèlement sexuels au travail. La ministre Lise Payette, une vedette du petit écran, journaliste et courriériste connue, prit en charge le ministère. Durant la campagne référendaire de mai 1980, elle commit rien de moins qu’une gaffe impardonnable. Ne comprenant pas qu’il est dangereux de mêler des causes en voulant les lier pour obtenir plus de poids, elle lança, en pleine Assemblée nationale, au chef libéral de l’opposition, le délirant Claude Ryan, une attaque biaisée contre sa femme qu’elle associait à Yvette, un personnage de manuel scolaire, à qui on avait appris comment servir les petits mâles chauvins. Ti-Claude s’enragea tout rouge - la couleur de son parti -, et les Fédéralistes saisirent l’occasion pour nommer l’Obersturmbannführer Michelle Tisseyre pour mener la campagne des Yvettes. Mâchoires crispées, regard perdu dans le lointain, coiffure en broussaille, elle anima, avec à ses côtés une femme d’aussi grande intelligence que Thérèse Casgrain, une des premières féministes à monter sur les barricades depuis les années 20, le rassemblement des Yvettes, le 7 avril 1980, au Forum de Montréal (le même qui avait vu l’émeute de 1955), où se retrouvèrent 15 000 femmes pour le Non. Si on ne peut dire que la victoire du Non du 20 mai suivant ne relève pas spécifiquement de cet événement de foule, il n’a sûrement pas contribué à la cause du Oui.

Ce fut une maladresse, et malgré toutes les tentatives féministes pour justifier l’intervention de Lise Payette, le fait demeure que la cause féministe et la cause nationale n’avaient pas à interférer l’une dans l’autre. Accuser les femmes qui voteraient «Non», comme l’épouse malade du chef de l’opposition, lui-même un hystérique impatient, d’être des Yvettes heureuses et soumises, c’était un mépris patriarcal lancé par une femme qui se disait féministe. Si les féministes deviennent patriarcaux, alors que reprocher au tableau 19? La question nationale n’était en rien reliée à la question féministe et vice versa. Dénoncer la récupération stratégique fédéraliste, c’était avouer proprement avoir eu tort de lancer cette boutade contre Yvette. Celle-ci se vengeait en trouvant auprès des adversaires du camp du Oui, un appui solide. Il y avait là un gros trou d’obus sous la ligne de flottaison et il arriva au camp de Oui ce qui était arrivé au Titanic, avec moins de gloire cependant. Pour se consoler, Lise Payette renonça à la politique et s’en alla …à Radio-Canada, écrire des téléromans dans la mode populaire à l’époque du western spaghetti, dans le but de conscientiser la cause des femmes en opposant des petites bourgeoises travaillantes, sincères, ouvertes, professionnelles à des mâles chauvins, hypocrites, fermés et pleins de duplicité. Là encore, le sort lui joua un mauvais tour car son type d’homme macho, adultère, lâche et menteur devint l’idole des spectatrices! Après Yvette, Jean-Paul Belleau fut le deuxième iceberg à frapper sous la ligne de flottaison le paquebot Payette. Odd couple… Les deux font la paire, etc.

Les manuels scolaires de mon enfance étaient sexistes. Voilà une évidence sur laquelle je ne reviendrai pas. Ils assignaient aux femmes aussi bien qu’aux hommes - ce que les féministes passent volontiers sous silence - une fonction, un rôle social très délimité. Ils nourrissaient des stéréotypes qui s’appuyaient sur des préjugés individuels tels qu’une femme au volant d’une automobile est un danger publique. Comme ces manuels s’adressaient aux enfants, il n’était pas question de penser qu’un jour Mary puisse conduire une auto. On ne voit jamais madame Martin au volant d’une automobile. Sa vocation est d’être coquette, gentille - comme Yvette -, mais sérieuse et bien mise. Mary serait, ce qu’on disait à l’époque, «une jeune fille rangée». Ce n’est probablement pas sans angoisse que la famille Martin attendait le jour où Mary aurait ses premières règles. La première érection ou la première pollution nocturne de John ne causerait probablement pas de telles anxiétés. La crise sexuelle et morale était impensable dans cet univers des Fifties, bien que tout le monde savait que la nature est la nature et que les humains en font partie. Pour le meilleur comme pour le pire.

En attendant, dès les leçons des premiers manuels scolaires, le sexisme visant à inférioriser le rôle des femmes dans la société et dans le couple domestique entrait en action. De la petite fille qui passe le balai  «pour aider sa maman» et l’autre qui essuie la vaisselle dans le manuel de lecture de 3e année au manuel de bienséance ou Diane passe l’aspirateur, si la technique a bien évolué pour ramasser la poussière, l’esprit, lui, est resté le même. Robert, par contre, console sa jeune sœur - l’inverse n’est pensable que si la sœur est plus âgée que le petit frère. Dans une autre leçon de ce manuel, le stéréotype de la fillette bavarde (qui deviendra commère une fois adulte), Louise (ce n’est pas l’amie de Mary, celle-là, en tout cas) est punie par son institutrice. Et la leçon est directe: «Louise devra s’excuser auprès de son institutrice», pour que, finalement, «Louise [soit] heureuse, son institutrice… contente». La rétribution ici est moindre que dans l’exemple donnée deux pages avant, lorsque son petit frère, René, a mal fait son devoir et que le professeur l’a renvoyé refaire. La logique de l’autorité fonctionne à plein: «Si le professeur me punit, il fait son devoir; moi, je n’ai pas fait le mien». Mais, «Bientôt, je serai un petit garçon parfait. Du moins, je l’espère». Et l’image nous le présente, bienheureux, avec une auréole de saint sur la tête! La juste rétribution elle-même apparaît sexiste!

On comprend donc un peu mieux pourquoi les manuels scolaires se sont trouvés les premiers sur la ligne de feu des campagnes féministes. Toutes les notions de galanterie y compris, ont été emportées par l’assaut. Fini le temps où après s’être trempé le bout des doigts dans l’eau du bénitier, Richard les offrait aux doigts gantés de sa sœur. Si Antoine était impoli en éternuant dans la figure du garçon assis en face de lui dans l’église, Denise, elle, se servait de son mouchoir pour tousser et se moucher le plus silencieusement possible. Même à l’église, c’est Simone qui ramasse un papier qui traîne par terre car «elle désire que son église reste propre», comme le plancher à la maison. Dommage qu’elle n’ait pas apporté son balai ou son aspirateur à l'office. Malgré toutes ces sottises d'un autre âge chevaleresque institué par la littérature courtoise, la perte de la galanterie, non seulement entre hommes et femmes, mais également entre membres du même sexe, équivaut à une perte énorme par laquelle la brutalisation des mœurs n'a cessé d'entrer.

Ces auteurs de manuels exagéraient-ils? Non, ils faisaient une propagande qui n’était rien de plus qu’une «vision de l’esprit». Ces règles, sous-produits des péchés véniels et mortels en religion, respectaient la règle morale dont nous avons déjà parlée, établie depuis les leçons d’Érasme. Le sexisme y était implicite, pour ne pas dire inconscient, tant la division en genres, parmi les plantes et les animaux que parmi les hommes, apparaissait comme une «loi naturelle» à laquelle il fallait conformer les mœurs, d’où ces idées de «mœurs contre-nature» qui, de l’homosexualité aux comportements non appropriés à son sexe, étaient considérées condamnables. Là où la société civile établissait des peines de prison ou de montants d’argent, la civilité imposait son code au prix d’un rejet pur et simple de la communauté s’il arrivait à quiconque de s’y soustraire. D’où les méchants enfants punis, comme la petite Louise du manuel de bienséance, ou rédimé, comme le petit René. Ce manichéisme des attitudes et des comportements demeura longtemps la vision simpliste des communautés humaines, aussi bien occidentales que de la plupart des autres civilisations.

Alors, Playing house, que le manuel traduit par la formule «Jouer à la poupée» est une traduction libre. Les poupées sont sagement déposées dans le carrosse ou le ber. Playing house, c’est jouer à la maison aussi, mais pourtant, à l’extérieur, par la fenêtre, nous ne voyons pas tomber de pluie. Les petites filles pourraient, si elles le voulaient, aller sauter à la corde ou jouer à la marelle, comme font toutes les petites filles de leur âge quand elles jouent vraiment. Playing house, finalement, c’est, traduit littéralement, «Jouer à la maison», c’est-à-dire «Jouer à l’entretien de la maison», l’apprentissage continue depuis le tableau 4, comme je l’ai dit. La portée idéologique du manuel conversation anglaise ne dévie pas d’une seule ligne. Tous les articles présents sur la table servent à la couture: ciseaux, dé à coudre, bobines de fil, pelote d’épingles et, bien sûr, la machine à coudre. À l’arrière, Louise repasse ce qui semble être un tablier, mais elle use d’une invention des Fifties qui encouragea les femmes de maison et les bonnes à mieux faire leur travail: le fer à repasser électrique. Enfin, comme dans tous les autres tableaux, la pièce présentée comme gynécée (c’est-à-dire dévolue aux femmes), a les murs d’un vert tendre. Mary est reconnaissable à son éternelle boucle dans les cheveux, qui ressemble à l’un de ces choux que l’on pose sur les cadeaux de Noël. Louise en arrière aussi à un «choux» jaune sur la tête. Supposons donc que c’est bien Mary qui est à l’avant-plan du tableau. De toute façon, on s’en fout.

Nous comprenons mieux maintenant pourquoi la jeune Mary se trouva au Forum pour supporter les Yvettes. Elle avait été éduquée ainsi, à devenir une femme fière de sa fonction sexuelle et sociale, mère et épouse. Venir lui lancer cette tarte à la crème en pleine campagne référendaire, c’était l’insulter dans son Être intime et profond. Femmes potiches femmes boniches, titrait l’un de ces livres-manifestes féministes de l’époque. En effet, nous remarquons que Mary s’est appliquée un rouge aux lèvres. Louise aussi. Et leurs cils, ne les croirait-on pas retouchés au pinceau? Mary une Barbie? C’est pousser un peu loin. Quoi qu’il en soit, le sens du tableau est encore là bien prononcé. Mary est belle, encore fillette, elle est déjà une petite femme. Plus à son avenir que son frère John qui passe son temps à se divertir avec Rover [sic], elle développe son habileté manuelle à la couture et à l’entretien ménager. Voilà pourquoi elle joue à la maison - dans les trois sens du terme. Poupée, Intérieur, Fonction domestique.


Montréal
9 juillet 2011

4 commentaires:

  1. Bonjour,
    Suzanne malpolie qui veut aller à l'Église sans porter de chapeau.
    Pierre qui est mauvais perdant.

    MERCI BEACOUP! c'est pile ce que je cherchais ce bouquin pas possible de «bienséance» que j'avais au primaire (et qui était déjà dépassé).

    Pourriez-vous m'en rappeler le titre s'il vous plaît. merci

    Natalie Bédard
    Montréal

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    1. Bonjour Natalie.

      Le titre, vous me direz pas très original, était «Manuel de Bienséances, 1re, 2e et 3e années». Les auteurs semblent avoir eu honte de le signer puisque c'est écrit : «par un groupe de professeurs», par contre l'illustrateur, Jacques Gagnier, n'a pas eu peur des représailles. Le manuel avait été approuvé par le Comité catholique du Conseil de l'instruction publique, le 23 septembre 1956. Le ® est de 1957 et l'éditeur était Fides, sis à l'époque 25 est, rue Saint-Jacques à Montréal. Très difficile à se procurer aujourd'hui, j'ai gardé mon exemplaire, amplement défraîchi, depuis 1966. Espérons que ces renseignements satisferont à vos attentes.

      Bienséancement à vous.

      Jean-Paul Coupal

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  2. Quelle chance vous avez !
    Jolie lecture de chevet :)

    Ce bouquin allait de pair avec un bouquin dont je souviens du titre : «Hygiène source de joie». Couverture verte.

    À chaque année la «maîtresse» nous disait de ne pas étudier la phrase suivante «il faut changer ses chaussettes à tous les trois jours».
    Mauvaise élève : c'est la seule leçon dont je me souviens de ce livre (je ne l'applique pas toutefois).

    merci pour le titre!
    au plaisir,

    Natalie B.

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  3. Merci pour les souvenirs retrouvés de mon enfance au primaire. Que l'apprentissage de l'anglais était difficile en sixième année. Les explications de chaque image sont révélatrices de l'époque.

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