Beaucoup de petits canadiens ont appris la langue seconde à travers un manuel intitulé Conversation anglaise (ou française) à l'aide de l'image, au cours de leurs études primaires. Ce volume contenait vingt-quatre leçons, toutes illustrées par un tableau. Tableaux qui nous font aujourd'hui rêver à notre enfance idéalisée.
Ces manuels, en circulation au Québec de la fin des années 40 jusqu'au milieu des années 60 du XXe siècle, sont passés dans la mémoire collective sous le sobriquet de John and Mary going to school. Leurs images respiraient le bonheur et la sérénité des Fifties et nous apparaissent comme un retour nostalgique à un monde sans préoccupation.
Vous reverrez donc ces tableaux, chacun accompagné d'un texte qui n'a plus rien à voir avec l'apprentissage de la langue seconde. Mais, à bien y penser, John & Mary peuvent encore nous apprendre certaines choses qui étaient contenues dans ces tableaux, et pourquoi pas un destin antithétique?

dimanche 26 juin 2011

Mary and John at school


MARY AND JOHN AT SCHOOL

Voici Mary & John (après un détour par l’église [sic]) enfin arrivés à l’école. Pour les gens de moins de quarante ans, ils ne verront pas l’anachronisme pourtant pattant pour les Fifties: les classes n’étaient pas mixtes. Les garçons avaient leur école, et les filles la leur. Et c’était encore plus vrai pour les classes primaires que pour les classes secondaires. D’ailleurs, le fait que garçons et filles soient situées sur des rangées différentes évoque la séparation des sexes dans le système scolaire de l’époque. Au Québec, il faudra attendre la réforme issue du Rapport Parent (1965) pour que l’on voit, progressivement, les garçons et les filles se côtoyer sur les bancs d’école. Certes, l’entorse à la loi scolaire du Québec de l’époque n’a qu’un but: celui de conserver les deux enfants dans la même classe. La leçon était mixte, pas la classe.

De plus, nous voyons John & Mary dans la même classe. À moins que l’un des deux ait redoublé l’une de ses classes - ce qui est peu pensable considérant l’assiduité qu’ils mettent à leurs devoirs, comme nous le verrons dans un tableau ultérieur -, il faut donc supposer qu’ils ont le même âge: John & Mary seraient donc jumeaux! On reconnaît facilement Mary assise à l’avant, la main levée par sa robe rouge et la boucle qu’elle porte dans les cheveux depuis le tableau 2. On suppose également que c’est John qui est au tableau, en train d’écrire à la craie le titre de ce grand «hit» national: Ô Canada. La leçon nous apprend que le nom de l’institutrice est Miss Leblanc, une bonne descendante d’Acadiens qui maîtrise parfaitement les deux langues nationales.

Miss Leblanc a des traits qui ressemblent beaucoup aux premières institutrices que j’ai eu, à l’école Forget, à Saint-Jean-sur-Richelieu (aujourd’hui école Bruno-Choquette, qui en était alors le directeur - le «principal» comme nous l’appelions). Cette grande fille, un peu hommasse, outre le fait qu’elle semble s’être frottée un peu trop les seins sur le tableau crayeux, a le maintient d’une institutrice issue des ordres religieux. Son col évoque le collet romain. Son ensemble a l’aspect d’un uniforme et son fier maintient, sa robe avec les manches jusqu’aux bras et sa longue chevelure en remplacement du voile, transpirent la cléricalité de sa formation. Les premières institutrices que j’ai eues étaient des femmes qui avaient obtenu leur brevet d’enseignement dans des cours de formation de l’enseignement catholique. Elles étaient soit des célibataires endurcies, soit des femmes mariées qui avaient élevé leur famille et dont les enfants, grands maintenant, leur permettaient de revenir à l’enseignement. C’était le cas de ma première institutrice, Mme Isabelle, dont la fille fut mon enseignante à la seconde année! À la troisième année, mon institutrice finissait sa carrière d'enseignante pour entrer dans les ordres! À ma quatrième année, la formation de mon institutrice avait sans doute été acquise parmi les SS et parce que vache, elle s’appelait Madame Vachon…

Mais il faut être poli - et je le resterai - envers nos anciennes maîtresses. D’ailleurs, la confusion des sens du mot confirme que les hommes attendent de leurs «maîtresses», ces soins quasi maternels que procuraient leurs institutrices: mère sans l’être vraiment, elles en accomplissaient la fonction (et on nous enseignait que nos institutrices étaient les représentantes de nos parents et que nous devions les regarder avec le même respect dû à nos parents: «père et mère honorera afin de vivre longuement», disait le commandement de Dieu). Ici, Miss Leblanc demande à John d’écrire l’hymne national de la patrie. La classe poursuit donc l’œuvre d’éducation civile déjà amorcée dans le tableau précédent. Nous montons d’un cran, d’un simple respect à un code de conduite, nous nous élevons dans la société politique (on ne parlait pas de constitution à l’époque). Tout le tableau regorge de références au Canada, si l’on omet le globe terrestre où domine le continent sud-américain. La carte, au mur, nous montre un Canada lourd et pesant qui s’écrase sur les États-Unis qui semblent fondre sous son poids et se replier sur le Mexique et le Golfe du Mexique. (Fantasme inconscient du complexe d’infériorité canadien par rapport à leurs voisins du Sud). Le vaste État est rouge, non en référence à l’unifolié, qui n’avait pas été conçu à l’époque, mais du Red Ensign britannique, «avec l'Union Jack dans le canton et l'écu des Armoiries du Canada dans le battant» (1921-1965). Bien avant, les Armoiries du Canada (1868-1921) voyait l’écu constitué par les quatre écus des provinces fondatrices de 1867. Ainsi, mes premières années scolaires furent-elles composées de trois drapeaux: le Red Ensign, le drapeau du Québec (souvent substitué par le drapeau de Carillon avec le Sacré-Cœur, bannière traversée d'une croix blanche arborant à tous les coins la fleur de lys, symbole de la monarchie française avec un Sacré-Cœur ajouté à la croisée des branches de la croix blanche), et le drapeau jaune et blanc, avec la tiare et les clefs croisées de saint Pierre, drapeau du Vatican!

Il est symptomatique de dire que dans les Fifties, le Canada Français était submergé de signes et de symboles patriotiques, cultivant et multipliant les appartenances: au Québec, au Canada français, au Canada héroïque des deux guerres mondiales, au Vatican source de notre autorité spirituelle, enfin à notre «petite patrie», notre localité, notre ville et notre paroisse. Aujourd’hui, on confond les drapeaux de la province et du pays et l’hymne national n’est plus connu et rarement chanté. Et lorsqu’il l’est, deux vers anglais succèdent ou
Callixa Lavallée
précèdent deux vers français. En fait, le Ô Canada (1881) est le plus mal aimé des hymnes nationaux du monde. Peu savent qui en est le compositeur de la musique (Calixa Lavallée (1842-1891)) et l'auteur des vers (sir Basile-Adolphe Routhier (1839-1920)). L'hymne était essentiellement un produit francophone et s'adressait à ceux qui se concevaient comme Canadiens, les anglophones ne se pouvant détacher de l'appartenance à l'empire britannique, d'où la permanence du Red Ensign jusqu'en 1966. Il fallut même encore, en 1966, «arracher» littéralement l'acceptation de l'unifolié… Rien de plus vrai donc que le Canada est un produit des Canadiens-Français auquel se sont progressivement ralliés les Canadiens-Anglais (poussés aussi, il faut le dire, par une plus grande indifférence de l'Angleterre qui préférait pratiquer le libre-échange avec les nations européennes et les États-Unis plutôt que de rester attachée par un pacte protectionniste colonial qui, depuis 1930, année de la signature du traité de Westminster, ne signifiait plus grand chose de concret). Aussi, est-il difficile de concevoir un Ô Québec - par exemple, celui de Raoul Duguay - comme substitut d'un hymne qu'on ne chante plus guère que dans quelques cérémonies protocolaires, et encore à la vitesse du fastforward. On a du mal à s'imaginer comment, à Québec comme à Ottawa, où l'on chanterait, l'un à la suite de l'autre, le Ô Canada et le Ô Québec…
Adolphe-Basile Routhier
Robert Stanley Weir
La version anglaise fut difficile à accoucher. On soumit près de vingt versions (des adaptations plutôt que des traductions) des paroles composées par sir Adolphe-Basile Routhier. Parmi celles-ci, la version écrite par l'honorable Robert Stanley Weir à l'occasion du tricentenaire de la fondation de la ville de Québec, en 1908, et légèrement modifiée au fil du temps, est celle qui a été acceptée par la population canadienne. Dès 1911, on put les voir figurer à l’endos de la couverture de nombreux manuels scolaires anglophones.
La version française, nous l’apprenions, chantant couplet après couplet les vendredis après-midi, dans la grande salle de l’école Forget. Le ténor - car en plus d’être «principal» de l’école, Bruno Choquette était maître-chantre - entonnait l’hymne patriotique et de ses deux grands bras nous battait la mesure:
Ô Canada! Terre de nos aïeux,
Ton front est ceint de fleurons glorieux!
Car ton bras sait porter l'épée,
Il sait porter la croix!
Ton histoire est une épopée
Des plus brillants exploits.
Et ta valeur, de foi trempée,
Protégera nos foyers et nos droits
Protégera nos foyers et nos droits.

Sous l'œil de Dieu, près du fleuve géant,
Le Canadien grandit en espérant,
Il est né d'une race fière,
Béni fut son berceau;
Le ciel a marqué sa carrière
Dans ce monde nouveau.
Toujours guidé par Sa lumière,
Il gardera l'honneur de son drapeau,
Il gardera l'honneur de son drapeau.

De son patron, précurseur du vrai Dieu,
Il porte au front l'auréole de feu;
Ennemi de la tyrannie,
Mais plein de loyauté,
Il veut garder dans l'harmonie
Sa fière liberté.
Et par l'effort de son génie,
Sur notre Sol asseoir la vérité,
Sur notre Sol asseoir la vérité!

Amour sacré du trône et de l'autel
Remplis nos cœurs de ton souffle immortel.
Parmi les races étrangères
Notre guide est la foi;
Sachons être un peuple de frères,
Sous le joug de la loi;
Et répétons comme nos pères
Le cri vainqueur: «Pour le Christ et le Roi»
Le cri vainqueur: «Pour le Christ et le Roi».

Il est vrai que sir Adolphe-Basile était un ultramontain, mariolâtre et papolâtre, qui suivait l’enseignement de Pie IX à la lettre, aussi son hymne patriotique se terminait-il par une profession de foi qui appelle à rien de moins qu’une croisade, et il est difficile de dire si le Roi dont il est question ici est Victoria ou Léon XIII, pape-roi - la question romaine ne sera résolue qu'en 1929 -. (Il était clair en tout cas, dans son esprit, que le sentiment patriotique est indissoluble de la direction spirituelle romaine). Sir Robert Stanley ne pouvait donc pas donner une traduction mot pour mot d’une pompe ambiguë:
O Canada! Our home and native land!
True patriot love in all thy sons command.
With glowing hearts we see thee rise,
The True North strong and free!
From far and wide,
O Canada, we stand on guard for thee.
God keep our land glorious and free!
O Canada, we stand on guard for thee.
O Canada, we stand on guard for thee.

O Canada! Where pines and maples grow.
Great prairies spread and lordly rivers flow.
How dear to us thy broad domain,
From East to Western Sea,
Thou land of hope for all who toil!
Thou True North, strong and free!
God keep our land glorious and free!
O Canada, we stand on guard for thee.
O Canada, we stand on guard for thee.

O Canada! Beneath thy shining skies
May stalwart sons and gentle maidens rise,
To keep thee steadfast through the years
From East to Western Sea,
Our own beloved native land!
Our True North, strong and free!
God keep our land glorious and free!
O Canada, we stand on guard for thee.
O Canada, we stand on guard for thee.

Ruler supreme, who hearest humble prayer,
Hold our dominion within thy loving care;
Help us to find, O God, in thee
A lasting, rich reward,
As waiting for the Better Day,
We ever stand on guard.
God keep our land glorious and free!
O Canada, we stand on guard for thee.
O Canada, we stand on guard for thee.

Bien sûr, l’hymne anglophone ne s’en laisse pas montrer côté soumission à Dieu. Mais plutôt que la dynamique historique du combat pour la patrie, le port de la croix et de l’épée, le grand fleuve au bord duquel sont fondées les petites patries, l’hymne anglais ne porte que sur la description territoriale (a mari usque ad mare, d’un océan à l’autre comme le dit sa devise), et ramène le tout à une vague promesse que «nous sommes prêts à tout pour toi» dès que Dieu «garde» notre patrie:

Ô Canada, notre patrie et pays natal
Objet de l'amour patriotique de tous tes fils
Le coeur heureux, nous te regardons grandir
Pays du nord, puissant et libre
De loin et de partout, Ô Canada
Nous sommes prêts à tout pour toi
Dieu garde notre patrie glorieuse et libre
Ô Canada, nous sommes prêts à tout pour toi
Ô Canada, nous sommes prêts à tout pour toi.

Car qu’est-ce que ça veut dire «être prêt à tout pour toi»? Peut-être est-ce là la question que Mary veut poser à Miss Leblanc? Mais les concepts de «raison d’État» et de Realpolitik ne faisaient sûrement pas partie de la formation d'institutrice de Miss Leblanc. Aussi, en restons-nous à considérer ce que les deux hymnes nationaux, ou plutôt les deux versions d’un même hymne national, nous disent de l’enseignement patriotique canadien des Fifties. La version française, dynamique par son appel à la croisade nationaliste et religieuse, raconte «Ton histoire est une épopée», alors que la version anglaise n’est qu’une longue description, une accumulation de forêts de pins et d’érables, de rivières et de prairies et d'océans où les vrais patriotes et leurs fils sont autant «de légendes» qui font l’histoire du Canada. Complémentarité pour les uns, antagonisme pour les autres, les deux versions de l’hymne patriotique exaltent les deux tempéraments qui façonnent l’histoire canadienne: la conquête et l’expansion. L’une amorcée par les Français, l’autre poursuivie par les Anglais. La synthèse donne deux solitudes pour le prix d’un pays.

Il est difficile de se dire que c’est là la leçon, consciente ou inconsciente, apprise par John & Mary à l’école. Sans doute, le respect et la fidélité à son pays font-ils partis de toutes les cultures occidentales. Dans un contexte où le patriotisme venait d’être sévèrement mis en cause dans le contexte de la participation du Canada à la Seconde Guerre mondiale et l’ébranlement moral du Québec entraîné par le référendum conscriptionniste de 1942, les années qui suivirent la proclamation de la paix devaient être employées à raccommoder les liens qui s’étaient tendus entre - ce qu’on ne concevait pas encore - «les deux peuples fondateurs». Plus prosaïquement, les deux solitudes allaient continuer à évoluer, chacune de leur côté, dans un «splendide isolement» qui devait mener, un jour encore lointain, dans leur âge adulte, John & Mary à se prononcer pour la séparation du Canada par l’indépendance du Québec comme nation.

Il est vrai que les années qui suivirent l’apprentissage scolaire de John & Mary, le destin du monde mis à mal les principes que véhiculaient l’Ô Canada, du moins dans sa version pompeuse de sir Adolphe-Basile. L’Aggiornemento de Vatican II rendait la croisade anachronique. Le berceau, qui avait servi de revanche contre l’envahisseur étranger, se vidait de ses marmailles de dix-douze enfants. L’épée avait été remplacée par la mitrailleuse. Et le grand fleuve n’était plus qu’une voie maritime à grande circulation, polluée, se vidant de sa faune aquatique. Enfin, la foi trempée, les foyers et nos droits, la race et l’honneur du drapeau et le siège de la vérité, tous ces idéaux se voyaient refouler dans un code qui n’avait plus rien à voir avec la conduite quotidienne de tous et chacun orientée désormais vers la performance économique, la production de richesses et le divertissement. La version anglaise, par son insipidité, pouvait ne subir une telle usure de l’histoire. Mais comme l’essentiel y est dit dans la première strophe, les autres ont été tout simplement oubliées.

La classe de John & Mary est une classe de petits blonds aux yeux bleus. L'oncle Adolf aurait sans doute été ému de la voir, et tatie Lenie l'aurait filmée pour l'ajouter à son Triomphe de la Volonté. Il était difficile alors de prévoir qu’un demi-siècle plus tard, ces bancs seraient occupés par des petits colorés de toutes provenances. Des enfants nés, ailleurs ou ici, de parents immigrants, pratiquant des religions diverses, usant de langues maternelles étrangères aux racines indo-européennes, enveloppés dans des familles aux nombreux membres fuyant des gouvernements sanguinaires ou cherchant en Amérique ce que nos  propres ancêtres y cherchaient déjà, le Pactole et les pots of gold La classe perdrait son signe religieux (le crucifix) pour ne pas le remplacer, sinon que par des logos publicitaires pour un généreux donateur d’un squelette de verre anatomique ou autre coupe géologique. La carte de l’Amérique du Nord serait remplacée par une carte du monde, à l’image de la variété des origines ethniques des élèves. Les tracées de frontières ne seraient plus les mêmes sur le globe terrestre et les livres seraient remplacés par des ordinateurs et autres ajouts infographiques où les leçons apparaîtraient plus ludiques et moins austère que dans la classe de John & Mary. Dans le climat de sérénité et d'innocence heureuse de cette classe, le tableau 7 ne soulève aucun indice de ce qui attend l’évolution du système scolaire canadien et québécois au cours des années qui vont suivre.

Ce monde semble établi pour toujours durer et c’est ainsi que nous vivions nos années d’enfance en 1961-1966. Ce fut le seul temps d’insouciance de ma vie. Pour John & Mary aussi, parions-le…


Montréal
26 juin 2011

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