Beaucoup de petits canadiens ont appris la langue seconde à travers un manuel intitulé Conversation anglaise (ou française) à l'aide de l'image, au cours de leurs études primaires. Ce volume contenait vingt-quatre leçons, toutes illustrées par un tableau. Tableaux qui nous font aujourd'hui rêver à notre enfance idéalisée.
Ces manuels, en circulation au Québec de la fin des années 40 jusqu'au milieu des années 60 du XXe siècle, sont passés dans la mémoire collective sous le sobriquet de John and Mary going to school. Leurs images respiraient le bonheur et la sérénité des Fifties et nous apparaissent comme un retour nostalgique à un monde sans préoccupation.
Vous reverrez donc ces tableaux, chacun accompagné d'un texte qui n'a plus rien à voir avec l'apprentissage de la langue seconde. Mais, à bien y penser, John & Mary peuvent encore nous apprendre certaines choses qui étaient contenues dans ces tableaux, et pourquoi pas un destin antithétique?

jeudi 16 juin 2011

Names of parts of the body


NAMES OF PARTS OF THE BODY

Un soir d’automne ou d’hiver de 1963, j’avais sept ans, mon père arriva avec une boîte remplie de livres qu’un de ses amis de travail lui avait donnée. Je ne me souviens plus trop de tous les livres hétéroclites qu’il y avait dedans; je me souviens qu'il y avait quelques petits livres pour enfants, un livre illustré - une bande dessinée - racontant la vie de Marcellin Champagnat, le fondateur des Frères maristes (dont la résidence principale se situait à Iberville), avec une tache d’encre rouge - et un livre usé, à la couverture verte, qui était un manuel de conversation anglaise pour les élèves du primaire avancé. Je n’avais pas encore commencé à apprendre l’anglais - ça ne devait venir que l’année d’après, en 4e -, mais c’était un livre de méthode assez simple, modèle catéchétique, comme tous les manuels scolaires de l’époque, avec une série de parallèles anglais/français. Ce que je me souviens surtout, c’était l’odeur. Tout cela sentait le moisi ou le fond de cave humide.

Ce manuel avait 24 tableaux. (En 4e, on ne devait en avoir que 12), et la première illustration était une illustration composite. Au niveau supérieur, une scène où un jeune garçon s’entraînait en levant des petites haltères tandis que sa sœur faisait des exercices de gymnastique. John & Mary jouaient aussi au ping-pong, puisqu’il y avait une table à l’arrière, au ballon et aux quilles. Tout cela devant une fenêtre ouverte sur un décor bucolique. Ce qu’il y avait de surréaliste - mot dont je ne connaissais pas l’existence à l’époque -, c’est qu’autour de cette scène, tournait des «parties du corps». Dans le sens de l’aiguille d’une montre, on pouvait voir le nez et la bouche, une main et les doigts, un bras avec l’avant-bras dressé pour faire saillir le biceps, un pied, des orteils, une cuisse un genou et une jambe, une oreille, un œil, enfin une bouche ouverte qui étale des dents.

Je n’ai pas attendu la voix off du film Léolo de l’irremplaçable Jean-Claude Lauzon (1992) pour me faire constater qu’il manquait quelques parties dont on n’apprendrait ni les noms en français, ni en anglais non plus. On n’y voyait ni poitrine (de garçon ou de fille), ni abdomen, et encore moins le dos et les fesses. Sans parler de ces organes qui auraient sûrement évoqué des mauvaises pensées. Pourtant, ces morceaux de corps qui tournaient autour de la scène bucolique évoqueraient ce que nous appellerions du fétichisme (les pieds qu’enrobent les petites bottines du fétichiste du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau-Bünuel; les dents de la Berenice d’Edgar Poe, l’œil chez le dictateur croate Ante Pavelić, le bourreau des Balkans, qui en conservaient, selon Malaparte, des quantités dans un bocal, les comparant à des huitres, le lobe de l’oreille célèbre dans L’Oreille cassée de la série Tintin, les gants pour les mains, et on pense au Genou de Claire, le film de 1970 de Rohmer. En fait Names of Parts of the Body était une véritable leçon de fétichisme pour pré-pubère.
Ce n’était sûrement pas la volonté des auteurs, ni celle des illustrateurs de semer le trouble psychique dans la tête des élèves, mais quand on sait, depuis les découvertes de la psychanalyse, que tous les membres du corps humain en appellent au membre viril (par sa présence chez les garçons, son absence chez les filles), le jeu du caché/montré est une véritable sollicitation à ne penser qu’à ce membre qu’on ne voit pas et qu’on sait qu’il existe, puisque ses fonctions sont conséquentes des fantasmes: le regard du voyeur, l’audition du voyeur (on pense à la scène de Marcel espionnant Charlus et Jupien dans Sodome et Gomorrhe I), l’exhibitionnisme du biceps saillant qui affiche une virilité dominatrice, la main «baladeuse», l’odeur des pieds, etc. sont tous liés à l’excitation sexuelle, en partie ou en totalité, comme chez le fétichiste. Le membre dont on ne dit pas le nom, ni en français ni en anglais, est la clé de l’interprétation du tableau.

Mais sa symbolique est dissimulée derrière une représentation beaucoup plus forte. La poétique du tableau vise une ontologie beaucoup plus vicieuse car non teintée de pudicité: l’idée que le corps humain est bien cette merveilleuse machine dont les membres et les organes s’articulent les uns aux autres, comme l’un de ces totems en polystyrène dans lequel on enfonçait des yeux, des nez, des oreilles, des bouches et dont les faces se montaient les unes sur les autres. Derrière ce tableau plein d’innocence (sic), toute une conception ontologique de l’être humain se dessinait dans l’esprit des enseignants et des élèves. C’était l’idée de La Mettrie (1709-1751), L’Homme-machine (1747). Influencé par la physique de Boyle et de Newton, par la médecine de Vésale et de Harvey, le médecin anglais qui découvrit la circulation sanguine, enfin par l’idée des «esprits animaux» par lesquels Descartes déjà «expliquait» les mécanismes de l’influx nerveux et supposa la glande pinéale comme étant le siège de l’âme chez l’humain, La Mettrie, poussant le matérialisme à son maximum, ne concevait plus l’être humain que comme une addition de mécaniques articulées les unes aux autres et appelées à fonctionner en harmonie; la maladie n'était que la défectuosité de l’une de ces mécaniques dont il fallait trouver les causes du dérapage. Les développements de la pharmacologie et de la chimie comme ceux de la chirurgie, convergèrent à donner naissance à la médecine moderne, hors de ses origines alchimiques et astrologiques. La physiologie devenait la voie royale par laquelle pénétrer à l’intérieur du corps humain et le développement d’outillages, tel que le microscope, ne cessa de confirmer cette vision tout au long du XIXe et même encore au XXe siècle.

À partir de ce modèle, tout le reste s’en suivait. L’Homme-machine ouvrait à la Société-machine, la société n’étant que le mécanisme fonctionnel d’un ensemble de mécaniques institutionnelles et morales. La façon dont Montesquieu lie l’influence du climat sur le développement des mœurs est la rencontre de la vieille médecine hippocratique avec la nouvelle vision de l’articulation des sociétés avec l’environnement. Les doctrines raciales du siècle suivant expliqueront par la latitude terrestre la peau noire des Africains comme la peau jaune des Asiatiques! Aujourd’hui - bien après les exercices de John & Mary -, la sociobiologie poursuit cette vision mécaniciste de l’être humain et de la société. L’économie de marché fonctionne encore selon les principes simplistes des physiocrates et d’Adam Smith: comme un réseau sanguin chargé d’alimenter les villes et les régions. Des ensembles de valves (les douanes ou les barrières d'octroi), souhaitables ou non, accélèrent ou modèrent le flux agricole et des objets industrialisés, permettant ainsi au capital d'arriver avec des bénéfices et d'entraîner ainsi la richesse des nations. Le libre-échange comme le protectionnisme, les deux mécanismes économiques du capitalisme, fonctionnent selon les mêmes principes que les leviers ou les pompes chez Boyle ou encore la vapeur de la pompe Newcomen. On y retrouve l'antagonisme biceps/triceps illustré dans le tableau Body Parts. L’application à la vapeur donnera la Révolution industrielle de l’Angleterre au cours du XVIIIe siècle. De La Mettrie à Montesquieu en passant par Newcomen et Papin, avant les grandes inventions techniques de Watt et de Stephenson, il y avait là un véritable Zeitgeist dont l’ontologie de l’Homme-machine et la physiologie mécaniciste, sont demeurées les icônes les plus durables de la représentation que les Occidentaux se sont donnés d’eux-mêmes et à partir desquelles, l’économie politique s’est développée, aussi bien parmi les positivistes que chez Marx et les marxistes.

Comment dans les petites Peyton Places d’Amérique du Nord, aussi bien au-delà qu’en-deçà du 45e parallèle, pouvait-on concevoir le corps humains, que catholiques et protestants enseignaient comme étant le Temple, l’unité rédimée par le sacrifice du Christ sur la croix, pouvaient n’être qu’une suite de machins fixés les uns aux autres? Certes, on pense à évoquer l’habileté didactique du tableau. Mais lors des cours de zoologie, les manuels commenceront bien par présenter le corps comme une unité: une unité organique. Mais déjà on sait que cette unité est reconnue comme une addition dont les membres et les organes internes ou externes fournissent la dynamique du vivant. Les cours de biologie venant après - bien après - les cours de langue seconde, c’était avant tout mettre la table pour une ontologie qui sera vite appelée à servir d’idéologie. Body Parts anticipe les Auto Parts. L’uniforme du chirurgien est de la même couleur que la vareuse du mécanicien automobile. La conservation et le clonage des cellules débordent de la science-fiction pour devenir de véritables centres de production où vos cellules organiques peuvent être cultivées si jamais une greffe ou une intervention chirurgicale vous serait nécessaire. Les banques d’yeux du temps de John & Mary sont devenues les banques de dons d’organes. On fusille en Chine un opposant politique à la tête afin de vendre ses organes à la pièce à de riches malades en attente d’un foie ou d’un estomac, d’un poumon ou d’un rein. La conception mécaniciste de l’être humain et de ses institutions sociales ouvrent à l’assassinat pur et simple. La santé réclame son lot de donateurs généreux qui signeront leurs cartes d’assurance-maladie (ou santé, selon le bout par lequel on regarde par la lorgnette) en vue de prélever des organes survenant une mort accidentelle. Le geste est généreux, chrétien, comme l’a illustré Denys Arcand dans Jésus de Montréal, mais il est aussi commercial et la charité se paie de l'intégrité identitaire des individus. Il a pour conséquence de cautionner la désintégration de l’unité humaine pour cet autre fantasme qu’est la vie prolongée au-delà des limites de sa durée naturelle. L'ignorance de la mort dans la leçon de conversation anglaise a conduit à un refus, parfois pathétique de la mort.

Faisant leurs exercices, John & Mary apprenaient également la différenciation de leurs fonctions physiques. John se voulait fort: il levait des haltères, lançait le ballon ou abattait les quilles. Mary se voulait souple: elle tendait le bras à la pointe des orteils. John jouerait au football et Mary ferait partie des cheerleaders. En même temps, l’inclinaison qu’elle faisait dans son exercice juste devant John reproduisait un rapport homme/femme que la société d’avant le féminisme ne regeignait pas. Tout au long de la succession des tableaux, le sexisme évident des messages idéologiques n’échappe plus aujourd’hui à la conscience ouverte. C’était un paradoxe un peu bizarre à une époque où les écoles étaient divisées en genres et que les cours d’éducation physique mixtes - surtout d’éducation physique - étaient impensables, même au niveau secondaire ou high school

L’aliénation à la fois symbolique et idéologique du corps était la leçon non dite du premier tableau de conversation anglaise. Les rites anthropologiques de la perception du corps que l’on retrouve tout au long de l’histoire des civilisations se font en fonction de l’activité organique du corps: l’alimentation et l’excrétion (on mentionne la bouche mais sûrement pas le cul [anus et rectum], comme si les aliments disparaissaient par magie à l’intérieur d’un corps sans organe (pas plus l’estomac n’existe que les intestins, l’abdomen est rigoureusement absent du tableau). On peut dire la même chose de la respiration où si le nez et la bouche sont bien présents, les poumons sont inexistants non plus. Ce sont des corps sans fonctions, autrement dire, des corps vidés de toute vie qui s’agitent dans Body Parts de conversation anglaise.

Étrange monde, donc, que celui des Fifties qui ignore ou feint d’ignorer les subtilités anatomiques et physiologiques qu’il faut absolument éviter d’enseigner aux jeunes esprits encore angéliques de John & Mary! Pourquoi alors les Peyton Places regorgeaient-elles de fœtus avortés, d’adolescents abusant de la masturbation devant de pathétiques catalogues d’Eaton ou de Simpson? Comment corsets et gaines-culottes féminins excitaient-ils l’Imaginaire des garçons alors que les filles se voyaient déjà porter des souliers à talon haut et des boucles aux oreilles? Comment la découverte de la sexualité allait souvent être vécue sur le mode d'un traumatisme pour bien des petits John et de maternités non désirées pour bien des petites Mary auxquelles l’avortement était légalement interdit ou pratiqué, en secret, par des bouchers usant de broches à tricoter? Tant de drames aux conséquences parfois mortelles mais toujours dissimulées dans l’environnement des banlieues à la Peyton Place se situaient, précisément, en ces années heureuses et confortables de l’après-guerre.

Car précisément, ces corps n’étaient pas mort et pour autant que nous voulions en ignorer les fonctions, les mécanismes demeuraient. L’excitation sexuelle, qui animait déjà les motivations secrètes du pénis comme de la vulve et du clitoris, n’échappaient pas pour autant aux mécanismes physiologiques des enfants et des adolescents. L’ignorance feinte des adultes et des éducateurs finissait, comme pour ces curés athées, par devenir des évidences d’auto-suggestion. À force de mentir, on finit toujours par croire à ses propres mensonges. À force de persuader John & Mary qu’ils n’étaient que des assemblages de membres articulés et fixés, les adultes et éducateurs se prenaient à leurs propres jeux et s’étonnaient, jusqu’à l’horreur, le jour où ils découvraient deux petits frères en train de s’initier mutuellement à la masturbation ou leur petite sœur crier à mort le jour de sa première menstruation. Non, cela ne pouvait pas leur arriver! Du moins pas si tôt! Bien des épisodes de Peyton Place sont construits autour de la découverte de la sexualité, et pas seulement chez les adolescents.

Si ces corps ne sont pas vivants, ils ne sont pas morts non plus. La mort, avons-nous dit, est absente des tableaux de conversation anglaise. Nous ne verrons jamais John & Mary going to the funeral center. La mort, c'était pour les livres de lecture française et d'histoire. Les cercueils, les cadavres, les accidents d’automobiles ou de vélos se voyaient exclus des banlieues heureuses des Fifties. James Dean, myope dissimulant ses lunettes comme sa sexualité marginale, icône des jeunes filles hystériques ou romantiques; sage garçon retapé en rebell without a cause, où l'on voit dans ce film un père portant le tablier et la mère totalement hystérique, se suicide (c’est maintenant certain) avec son bolide. Ça, aucun tableau ne pouvait inviter à penser une telle série de non-sens par rapport à la vie heureuse de John & Mary. Que de catastrophes en clairs-obscurs!

Avec les années, les concepteurs de conversation anglaise ont retouché le dessein, le rendant plus hyperréaliste, à la mode de l’art issue de la copie plus-que-parfaite de la photographie. Mais la composition du tableau est restée la même. Je n’ai pu, pour le moment, mettre la main sur la composition retouchée du tableau. Le fait est que la vie n’est pas la vie et la mort ne peut en être l’issue,. Alors de quel genre de vie vivaient les parents et les enfants, les enseignants et leurs élèves devant l’étude des tableaux de John & Mary? Au moment où la société de consommation et la société de communications nord-américaine s’affirmaient comme le modèle universel, du moins occidental grâce à la pax americana, il est possible de concevoir Body Parts comme des morts-vivants ou des vivants-automates. Le monde de John & Mary n’est pas celui des goules ou des vampires. Pourtant, le monde des Fifties est celui où le cinéma d’horreur explose à travers des films de série B jouant dans les salles de cinéma de provinces avant d'être recyclés pour la télévision. Le célèbre film The invasion of the body snatchers date de 1956. Réalisé par Don Siegel, la trame en est toute simple. Dans une petite ville des États-Unis, un médecin découvre peu à peu que les habitants sont remplacés par des êtres étrangers qui sont, dirait-on aujourd’hui leurs clones, et dont les comportements ont évacué toute émotion. La petite ville, c’est Peyton Place, on l’aura reconnue, et les clones vidés d’émotion sont des Hommes-machines qui fonctionnent selon la mécanique automatique. Évidemment l’horreur joue sur le contraste entre la petite ville sécuritaire, confortable et petite-bourgeoise et la stupeur de reconnaître derrière une figure hier sympathique, aujourd’hui un être dépossédé de tous signes émotionnels. Ici se scinde l'inquiétante rupture entre le vivant et l'émotion (ou du moins son expression). L'alien se repaît de ceux dont il prend la forme. C’est le prix pour avoir ignoré la digestion et l’excrétion. Plus tard, Stephen King inversera la trame et fera de Christine, la voiture des années 50 dotée de sentiments, mais de sentiments négatifs de jalousie et de vengeance meurtrière, l'antithèse des body snatchers.

On constate donc que le mort-vivant n’est rien de plus qu’un automate mû par des forces qui sont tout sauf des forces émotionnelles. Que sont ces forces? Des forces venues d’un autre monde? Des forces issues de la décomposition du vivant (d’où l’idée de morts-vivants)? Des forces finalement mécaniques, automatiques, à l'image des lessiveuses-sécheuses et des cuisinières alimentées à l'électricité? Au temps où La Mettrie rédigeait son essai sur l’Homme-machine et où Newcomen érigeait sa pompe à vapeur qui fonctionnait sur le principe simple du levier, Jacques de Vaucanson (1709-1782) épatait la galerie des nobles d’Europe avec ses automates auxquels il donnait des formes animales. Son célèbre canard, qui picorait et qui faisait des boulettes de caca, nous apparaîtrait beaucoup plus vivant que ne l’étaient John & Mary soumettant leurs Body Parts à des exercices physiques. L’automate de Vaucanson était un appareil peut-être compliqué, mais au mécanisme relativement simple comparé à nos modernes inventions électroniques. Le joueur d’échec de Maelzel, dénoncé dans un conte de Poe, n’était qu’un simulacre sous lequel se dissimulait un nain, mais aujourd’hui, les ordinateurs perfectionnés battent les humains aux échecs. La mémorisation d’une quantité de combinaisons leur permet de se mesurer aux capacités cérébrales. Dans le fond, l'ingéniosité du joueur d’échec habile et prévoyant quatre à cinq coups à l’avance est défiée par la capacité même d'une mécanique capable d’acquérir, si elle est dotée d’une «intelligence artificielle», une «mémoire vive» dans laquelle accumuler les données qu’on lui enregistrera. Lorsque les ordinateurs se fabriqueront entre eux, il n’y aura nul besoin d’y faire intervenir le moindre ingénieur humain.

La «mémoire vive» contraste encore plus avec les «corps dévitalisés», fantasmatiques, du tableau Names of Parts of the Body. C’aurait pu être Names of Parts of the car, ou the automobile, ou the train… La dualité du montré et du caché, de l’efficient et de l’inquiétant, tout en permettant d’acquérir le vocabulaire anglais correspondant aux choses, comme un virus invisible à l’œil nu, transmettait une ontologie humaine et sociale qui hypothéquait l’esprit de l’enfance. Entre la réalité honteuse et dissimulée, ignorée, et la poétique d’un corps déconstruit, démembré, fétichisé, parcellarisé, désarticulé et désassemblé, une subversion sociale s’infiltrait dans le rapport de l’enfant au corps, au sien et à celui des autres. Aux futurs dominants, il apprenait à considérer le corps comme un outil ou un assemblage de pièces organisées (et non organiques), utilitaires et fonctionnant entre la performance et la panne; à la masse des exécutants, les futurs dominés, il enseignait qu’ils n’étaient rien de plus que ce qu’ils produiraient, ce qu’ils effectueraient, ce qu’ils collaboreraient à accomplir avec ces membres parcellarisés et pour lesquels ils recevraient une compensation financière que l’on appelle salaire et une participation minimale à la société-machine, dans un mécanisme démocratique qui rend les institutions fonctionnelles mais mécanisées par le prisme de la bureaucratie et des services publiques. En fait, c’était le renouvellement du troc entre Juliette et Noirceuil: «Prêtez-moi la partie de votre corps qui peut me satisfaire un instant et jouissez, si cela vous plaît, de celle du mien qui peut vous être agréable». Une bouche pour un orteil; un travail pour un salaire; le tout sans la moindre émotion ni le plus petit soupçon de sentiment.

Montréal
16 juin 2011

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