Beaucoup de petits canadiens ont appris la langue seconde à travers un manuel intitulé Conversation anglaise (ou française) à l'aide de l'image, au cours de leurs études primaires. Ce volume contenait vingt-quatre leçons, toutes illustrées par un tableau. Tableaux qui nous font aujourd'hui rêver à notre enfance idéalisée.
Ces manuels, en circulation au Québec de la fin des années 40 jusqu'au milieu des années 60 du XXe siècle, sont passés dans la mémoire collective sous le sobriquet de John and Mary going to school. Leurs images respiraient le bonheur et la sérénité des Fifties et nous apparaissent comme un retour nostalgique à un monde sans préoccupation.
Vous reverrez donc ces tableaux, chacun accompagné d'un texte qui n'a plus rien à voir avec l'apprentissage de la langue seconde. Mais, à bien y penser, John & Mary peuvent encore nous apprendre certaines choses qui étaient contenues dans ces tableaux, et pourquoi pas un destin antithétique?

jeudi 14 juillet 2011

Fishing: a vacation day


FISHING: A VACATION DAY

Fishing: a vacation day, en français, La pêche: un jour de vacances. Tel est le titre du vingt-quatrième et dernier tableau de la série conversation anglaise. Il n’y a pas grand chose à rajouter à ce qui a été dit des précédents tableaux. La famille Martin, élargie cette fois aux grands-parents, sont au chalet sur le bord du lac, vacance idéale pour John & Mary qui en profitent pour faire trempette dans les eaux du lac en compagnie de leur cousin. Pendant que monsieur Martin et son père taquinent le poisson (oh! la belle prise), sur la véranda, madame Martin, la grand-mère et l’oncle Henry prennent le soleil. Tout autour du lac, sur des monticules aménagés, tout un ensemble de petites villas quasi identiques, à toiture rouge, sont distribuées en alternance à droite et à gauche. Deux canots, un voilier font des eaux du lac une sorte de rue de banlieue vénitienne. Le ciel est chargé de cumulus heureux, la vie est belle, et c’est là que s’arrête le cycle de John & Mary.

Lorsque j’avais six ou sept ans, mon père m’emmena une fois à la pêche, à Iberville. Il n’y avait plus que des crapets sur les rives du Richelieu, mais on parvint à pêcher une barbote je crois, que ma mère fit cuire. Rien de passionnant. On pêchait sur le bord de l’eau et il aurait fallu louer une chaloupe pour aller un peu plus au centre de la rivière, ce qui aurait sans doute terrifier ma mère. Alors, on est resté sur la rive, et on a pris ce qui déviait le long des fonds peu profonds. Là non plus, il y avait peu de ressemblance avec la partie de pêche des Martin. Pourtant, la chaloupe du père Martin ne s’est pas très éloignée de la rive rocailleuse. Faut-il croire que ce lac est poissonneux qui fait de chaque prise une pêche miraculeuse? Décidément, les Martin sont protégés par les dieux! À moins que la journée se termine par une tragédie: le petit cousin qui se noie? Ou John? Ou Mary? En tout cas, rien ne laisse présager l’épouvantable à la fin de cette journée. Les nuages orageux qui couvraient le ciel dans la retouche du tableau Mary and John going to school se sont dispersés. Le danger s’éloignant, l’angoisse s’évapore, comme les eaux sous le soleil d’été.

Pourtant, cette étrange perspective différencie le tableau 24 de tous les autres. Pour une bonne raison, ses lignes de forces sont circulaires et non perpendiculaires comme dans les autres tableaux. Ici, le point central du cercle ouvert commence au quai où sont les enfants, la courbe suit le long de la rive pour tourner vers la chaloupe des Martin, puis, sortant du tableau, revient sur la rive opposée, entre la chaloupe et la maison et se poursuit de l’autre côté du lac en passant par la troisième chaloupe et le voilier pour surmonter la maison derrière celle des Martin. En fait, la dynamique du tableau suit celle d’un cercle ouvert, un vertigo dont le point central est bien le quai où se baignent les enfants. Derrière les eaux calmes du fleuve, là où sont les enfants, se situe l’œil du remous, l’œil du maëlstrom. Pas étonnant que le poisson soit repoussé en périphérie du tourbillon, vers la chaloupe des Martin.

Certes, le mouvement est dissimulé derrière l’aspect paisible et estival de la scène. Les eaux du lac sont calmes, même pas poussées par un quelconque vent. Celui-ci, si on se fie aux feuilles des arbres, en haut, à gauche, est tout simplement mort. Le ciel est dégagé de nuages, à part les cumulus de beaux temps déjà notés et aucune vague ne vient se heurter à la coque des chaloupes en arrière-plan. Du manque de vie propre aux tableaux de conversation anglaise, nous avançons un pas de plus en pressentant que ce climat de confiance cache bien une mort annoncée.

What dose this picture represent? demande le professeur, et l’élève de répondre: That picture represents a vacation day. Un jour de vacance, le seul peut-être de tous les tableaux du manuel, est un jour où tout s'arrête. Une bombe atomique exploserait, au fond du tableau, derrière le voilier, et l’ensemble de l’image resterait aussi fixe qu’elle l’est dans le manuel. Par où, toutefois, trouver le lieu de passage entre la journée de congé et la fin du monde? Par l’étrange inquiétude que jette ce tableau dans l’œil de l’observateur qui se demande pourquoi le poisson est le seul à s’agiter dans la scène. En effet, Mary & John peuvent bien se préparer à sauter à l’eau pour rejoindre leur cousin qui nage vers le quai, mais, comme à l’habitude, ils sont figés dans leurs mouvements. Quelque chose saisi le temps. Les humains, les mouvements, les feuilles dans les arbres qui ne bruissent plus, les maisons déjà disposées, toutes pareilles avec leur identique toit rouge en une uniformité qui dépasse la standardisation. Enfin, dominant l’ensemble du tableau, l’un de ces champignons atomiques que le cumulus représente et qui apparaît couramment, dans certains volumes scolaires de la même époque, et auxquels on associe même les péchés capitaux.

Est-ce à dire que les vingt-trois tableaux précédents menaient à cette apocalypse ou l’Attente de Œlze, que nous évoquions dans le tableau 5, se produit, enfin, au vingt-quatrième? La venue de l’apocalypse se confirmerait-elle dans le cumulus qui se dresse au loin, à l’horizon, le souffle de l’explosion emportant, en ondes répétées chalets, chaloupes, vérandas et quai, précipitant les enfants dans l’œil du chaos? Et que dire du reflet du ciel dans l’eau. Au-delà du quai, l’eau est blanchie par la réflection des nuages; plus près des pêcheurs, l’eau devient plus foncée, plus sombre aussi,  comme lorsque nous nous élevons dans le ciel, en avion, et que nous sommes au-dessus des nuages et plus près de la stratosphère. Comme dans ces films américains pris au moment de l'explosion atomique expérimental d'Alamogordo en 1945, nous pourrions voir les chalets soufflés comme des châteaux de cartes, sans même nous étonner, tellement la disposition circulaire des lignes de force du tableau nous y invitent.

Véritable cuvette, comme à Nagasaki, le décor où se situe le lac où pèchent les Martin sert de caisse de résonance. Il s’agit de savoir si, des cris d’enfants ou des cris de terreur en émaneront et seront transmis en écho d’une montagne à l’autre. L’angoisse des Fifties, de l’inévitable conflit nucléaire entre les deux superpuissances ennemies, se diffusait non pas sous le signe de la panique, comme lors des sirènes annonçant les bombardements ou l’approche d’une escadrille aéroportée ennemie, mais sous celui de l'anxiété intérieure. Hiroshima et Nagasaki ont bien enseigné qu’aucune précaution pour les bombardements ordinaires ne servait à protéger contre l’impact du soleil noir ou même des retombées atomiques après l’explosion. Comme dans l’Enfer de Dante, ceux qui seront saisis sous le grand champignon peuvent abandonner désormais tout espoir.

Cet inévitable issu, après deux guerres mondiales qui ont conduit l’humanité occidentale au seuil de l’anéantissement, ne laissait que peu d'espérance en l’avenir. Derrière la joie de vivre des Fifties - et la sombre mélancolie dans laquelle allait s’achever les Sixties devait le prouver -, se cachait bien la fatalité des résultats d’un affrontement où personne ne sortirait vivant ou indemne de la destruction de masse. Inconsciemment, plus que consciemment, la lourdeur de la menace pesait sur les épaules de tous et chacun. Si Peyton Place faisait un drame d’une femme élevant sans mari son enfant non désiré, si un avortement ou un abandon d'enfant pouvait être considéré comme un péché mortel et sans rémission, c’est que même chaque peccadille pouvait devenir porteur d’un drame universel qui se préparait. Chaque faute commise était une justification divine de plus de détruire le monde.

Alamogordo, juste avant l'expérience de la première bombe atomique
Le Déluge avait eu son arche de Noé, la des-
truction de Sodo-
me et Gomor-
rhe épargna Lot et sa famille, mais rendu à la Tour de Babel, si les hommes ne moururent pas, du moins cessèrent-ils de se comprendre, et surtout de s’entendre. Le potentiel de destruction était à partir de ce moment contenu dans cette incompréhension même. Dans une conception tragique de l’Histoire émergeant de la déchristianisation et de l’abandon morale à la suprématie technicienne, il n’était d’autres espoirs que ceux mis au service de l’équilibre de la Terreur. La fin de la confiance en l’humanisme, de l’investissement dans l’amélioration de la condition humaine, de l’inutile tendresse à apporter par souci aux autres, il n’y avait plus que la brutalité, même «douce», qui menait à la raison du plus fort. C’est ce que raconte tout drame de Peyton Place. La raison du plus fort est celle de la pensée unique dirions-nous aujourd’hui, de la pression sociale unidimensionnelle comme l’expliquait, à l’époque, Herbert Marcuse. La soumission des volontés à la dictature démocratique des institutions du pays. L’équilibre de la terreur tuait l’esprit, voire l’instinct de liberté en chacun des membres de l’humanité. Les masses s’organisaient contre l’individu, contre son autonomie, contre sa volonté, contre sa créativité. Et plus elles le menaçaient, plus l'individu faisait son jeu en s'isolant dans son domaine privé, l'isolisme qui ouvre sous forme d'a pori à la licence et au liberticide. L’extinction de cet esprit créatif remarquée tout au long de l'analyse de nos tableaux était le résultat de cette confrontation entre le pot de fer publique et le pot de terre privé.

Aux anciennes dominations cléricales ou morales, les nouvelles s’abandonnaient, de préférence, à l’hédonisme, aux plaisirs comme palliatifs à une mort certaine, prochaine et inévitable. Le stoïcisme des chrétiens et des humanistes qui véhiculait des notions désuètes depuis la Grande Guerre de 14-18: chevalerie, honneur, dignité, magnanimité, droiture, fidélité, s’effaçait pour ne plus laisser place qu’à des notions morales équivoques: opportunisme, relativisme, encanaillement, parti-pris, versatilité, inconstance. Ces valeurs, qui étaient présentées comme négatives dans les Fifties, devaient acquérir leurs «lettres de noblesse» au cours des Seventies. Comme qui veut noyer son chien l’accuse d’avoir la rage, qui voulait justifier ces traits moraux négatifs n’avaient qu’à en appeler à la finitude humaine, qu’à la destruction irrécupérable prochaine, qu’à la fragilité de l’humanité dans l’immensité de l’univers, etc. À partir de ce moment, tout devenait acceptable, pour son plaisir, y compris celui de sauter à l’eau, comme de «sauter» avec la bombe. Qui n’a pas vécu dans les Fifties ne saura jamais ce que sont les délices de l’angoisse sans espérance.

À moins qu'il vive à notre époque… Dans les Fifties, il était possible de continuer d’aller à l’église, à l’école, au bureau, faire des bonshommes de neige, fêter les anniversaires, faire ses devoirs le soir, passer le reste du temps en famille, à écouter la grande sœur jouer du piano, aller les fins de semaines au chalet cultiver le jardin, apprendre aux filles à faire la cuisine, payer ses fruits au peddler, faire une visite de temps à autre à la ferme de l’oncle George, d’acheter ses produits à l’épicerie, de prier le matin, de ranger ses vêtements, d’entretenir la cuisine, de construire une niche pour le chien, de jouer au baseball l’été et au hockey l’hiver et de se sucrer le bec à la cabane à sucre, de pratiquer ses exercices physiques, d’écouter en classe, en fin de prendre des vacances, au bord du lac, l’été. Tout ce que nous présentait les tableaux de conversation anglaise n’était que la façon de passer le temps en attendant… On apprenait à vivre, mais sans trop y investir d'affects. Apprendre que vivre, c'était d'abord se centrer sur soi, sur ses valeurs, ses désirs, leur réalisation sans trop insister sur la moralité des moyens employés. Les choses allaient comme ça, voilà!

Comment pouvait-on transmettre une vision inconsciente si sombre, comme si la mort dominait par-dessus tout les forces de vie? Pour le comprendre, il faut regarder, et surtout entendre les discours qui proviennent autant de la minorité dominante que des minorités créatrices ou contestataires. Certes, la bombe atomique et l’équilibre de la terreur ne jouent plus aujourd’hui le rôle qu’ils jouaient au cours des Fifties. À la place, l’équilibre écologique a remplacé l’angoisse de jadis en déposant sur un plateau la nécessité d’une économie capitaliste chancelante, incertaine, et sur l’autre les effets du développement économique sur l’environnement de la planète qui ne cesse de voir ses espèces végétales et animales disparaître, non plus en termes de décennies mais en termes d’années. Dans un cas comme dans l’autre, personne n'en sort gagnant: la crise économique contre la sixième extinction d’espèces. La différence provient surtout de la réponse collective face à ces deux séquences historiques. Dans le cas où la bombe atomique imposait une paix suspicieuse, au cours des Fifties, la réponse était essentiellement réactionnaire, conservatrice, stoïcienne mais humaniste encore, pour ce qui en restait de crédibilité, mais surtout pragmatique avec l’investissement dans des industries domestiques, industries qui avaient, par deux guerres mondiales, prouvé qu'elles étaient la meilleure solution à des destructions massives, mais qui avaient pour contre-coup d'enraciner les individus dans leurs localités. Dans le cas où l’extinction des espèces biologiques impose un modus vivendi entre l’économie et l’environnement, la réponse est essentiellement libérale (ou néo-conservatrice), progressiste sans limites, hédoniste mais émotionnelle et opportuniste en croyant que les bonnes volontés finiront par triompher des défis insolubles. Voilà pourquoi nos optimistes cherchent des «énergies vertes» et «renouvelables», des moyens de réduire les gaz à effets de serres sans gêner la production, afin, précisément, de sauver l'économie telle qu'elle est et l'environnement avant que le saccage ne soit trop avancé. Dans un cas comme dans l’autre, l’attente de l’apocalypse se gargarise d’une bonne dose d’aceptie, un détachement pour les grands courants de pensée ou d’interprétation et une focalisation anxiogène sur des objets transitionnels (qui vont du teddy bear distribué par les Psy Squads aux sinistrés jusqu'aux amis que l’on doit (et non que l’on peut) rejoindre par i-phone à toute heure du jour ou de la nuit. Tout cela, le maëlstrom n’en fera qu’une bouchée le jour où l’effet coriolis entraînera la civilisation dans l'abysse de son arrière-existence.

Voilà pourquoi, des Fifties aux premières décennies du XXIe siècle, deux climats analogues se sont établis. Cette permanence structurelle, nous l’avons déjà souligné, se tient dans l’évolution même du système capitaliste, dans son dépassement de ses propres contradictions pour accéder à des synthèses essentiellement techniques et bureaucratiques. C’est la technocratie contemporaine que l’on retrouvait déjà dans le petit univers des cols blancs étudiés jadis par C. Wright Mills. C’est également un conservatisme qui évolue de la tradition au maintien intact de régimes politiques qui, même démocratiques, ne reçoivent plus aucune crédibilité de la part des citoyens, tant le cynisme et l’opportunisme des hommes et des femmes politiques ont avili les aspirations les plus généreuses. Déjà dans les Fifties, l’humanisme d’après-guerre, d’après Auschwitz et Hiroshima, n’exerçait plus aucune influence sincère parmi les stoïciens de l’éducation cléricale. D’où cette rage d’individualisme qui accomplissait le projet sadien du capitalisme: l’isolisme à l’intérieur de la cellule biologique de base: la famille. L'isolisme, que l'on voit agir tout au long des tableaux de conversation anglaise, participe de la désagrégation progressive non seulement de cette unité domestique et économique, mais est également l'agent promoteur de l'extinction des espèces. Au cours des Fifties, tous les drames des petits Peyton Places y prenaient racines, développements et conséquences (truth or dare). En vieillissant, les John & Mary des Fifties ont fini par comprendre que la vérité n’était pas de ce monde, peu importe où elle se logeait, alors le mensonge s’est érigé en norme. «Tout le monde ment», ne cesse de répéter le sympathique docteur House, car c’est bien la norme à laquelle tout le monde souscrit; des individus aux institutions, personne ne peut supporter la vérité tant elle nous écrase moralement. C’est alors que nous recréons l’essentiel de la caricature de la décadence de l’empire romain: du pain et des jeux. De toutes façons, les barbares ont déjà franchi les murs de la cité et se sont répandus parmi nous, et, alors que monsieur et madame Martin se montraient si fiers de leur progéniture, aujourd’hui, bien des parents bien intentionnés sont obligés de reconnaître dans leurs propres enfants, ces barbares qui consomment sans retenus et qui tout en se gavant de slogans écologistes, cultivent l’ignorance, la fatuité, la grossièreté et la bêtise, qui est le résultat de toutes les autres attitudes réunies.

Si dans le tableau 24, John & Mary s’apprêtent à se jeter dans l’œil du remous qui va emporter tout le tableau aux abysses de la civilisation, on comprend pourquoi leur destin ne pouvait être que celui supposé dans l’avant-tableau où nous les rapprochions de Bonny & Clyde. La déchéance des Baby-boomers se révèle par leurs succès mêmes, d’où le paradoxe de ne jamais voir où le bât blesse. Si, comme la génération du premier après-guerre, elle était passée de Caïphe à Pilate, c’est-à-dire des années folles aux années trente, du charleston et du jazz à Carmina Burana, nous aurions pu facilement énumérer la grosseur des bourdes entraînées par cette génération: l’équivalent de la crise de 29, de la montée des fascismes, de l’explosion du colonialisme, de la perte de contrôle des innovations mécaniques et techniques, l’urbanisme et la déshumanisation des sociétés de masse. Au contraire, à partir des années 50, c’est le triomphe complet sur toute la ligne: amélioration du pouvoir d’achat à tous les niveaux de l’échelle sociale, scolarisation et soins de santé démocratisés, élévation des grades scolaires, subdivision du travail dans plusieurs directions toujours sur-spécialisées, élargissement de l’inventaire des connaissances dans tous les domaines, rythme inesoufflable de la production afin d’accroître une demande toujours plus forte pour une offre toujours à la traîne. L’inversion du paradigme de Smith est le trait qui fait passer le capitalisme industriel à la société de consommation. Les paramètres des économistes jusqu’aux années cinquante, c’est-à-dire les classiques et les néo-classiques de l’économie libérale et du Welfare State sont maintenant dépassés et inadéquats pour la situation socio-économique du monde actuel, et le problème n’est pas de ne pas l’avoir remarqué mais de continuer à le nier tout en faisant comme si les lois d’Adam Smith et de Karl Marx continuaient à gérer l’économie comme avant. En ce sens, nous sommes bien dans un train qui fonce directement sur un mur et des mécaniciens qui ne veulent voir rien venir et continuent à accélérer l’engin. En ce sens, T. S. Eliot avait raison de considérer que l’apocalypse ne procédera pas par une explosion atomique, mais bien par une eschatologie graduelle et silencieuse:

This is the way the world ends
This is the way the world ends
This is the way the world ends
Not with a bang but a whimper.

  Montréal
14 juillet 2011

mercredi 13 juillet 2011

Playing baseball


PLAYING BASEBALL

Le père Gédéon (Doris Lussier), personnage libéré de son créateur Roger Lemelin au cœur des années soixante, avait enregistré un disque «cochon» décrivant une partie de baseball en usant des termes anglais, termes désignant deux choses complètement différentes: la partie de baseball, mais aussi la partie de fesses. À l’époque, lorsque des amis me firent entendre ce disque, je ne comprenais pas vraiment le double sens du monologue. Comme toutes les descriptions de parties de baseball, je trouvais ça plutôt long et ennuyeux, bien que certains termes me fissent comprendre de quoi il s’agissait. Ceux qui croient que les humoristes actuels sont vraiment indécents et transgresseurs absolument irrévérencieux par leur vulgarité, laissez-moi vous dire qu'ils n’atteignent en rien la moitié de ce que pouvait raconter le sympathique personnage de la famille Plouffe sur son disque.

Je ne suis pas sûr que tous les participants qui jouent ici au baseball ne comprendraient pas le double sens du monologue du père Gédéon. Absorbés par le jeu, nous apercevons, en avant-plan John, avec son chien Rover, qui ne peut participer au jeu puisqu’il a une blessure (une morsure?) à la main. Décidément, cette main… Jeu d’été par excellence, autant aux États-Unis qu’au Canada, je ne reviendrai pas sur mon indifférence face à ces sports. Tant mieux pour ceux qui y jouent; tant pis pour ceux qui regardent jouer. Pire que le hockey encore, le baseball est un sport où les temps morts ne se comptent plus, temps morts accompagnés d’une pantomime où les joueurs se regardent, effleurent la palette de leur casquette, se redressent la coquille, se penche, comme on dit, le «péteux en split», dresse la batte avec, à l’arrière, une sorte d’ours revêtu d’un masque, dotés de gants et un protecteur rembourré à l’avant.

Le tableau Playing baseball est une plate copie du tableau précédent, A hockey game. Les joueurs occupent, comme dans l’autre, le centre du tableau. Le tracé du terrain est clairement dessiné, mais nous retrouvons la clôture derrière laquelle se tiennent les spectateurs, encore là des parents des joueurs, mais surtout, à l’arrière-plan, un village qui donne l’impression d’avoir été étrangement dévasté: une petite église avec son clocher encadré de ce qui semble être deux grands peupliers, une petite maison de laquelle s’échappe de la fumée (en plein été?), quelques maisons qui ont toutes l’air de sortir du modèle «bloc d'appartements», et d'autres plus clairsemées. Tout à l’arrière, des montagnes, pas très hautes, qui reproduisent l’aspect de la Montérégie, dans la vallée du Saint-Laurent. Comme les joueurs d'A hockey game, les joueurs de Playing baseball sont entièrement absorbés par leurs jeux et nous n’apprendrons rien d’eux, sinon le vocabulaire de l’équipement et des positions aux différents champs.

Si le football est le jeu universitaire par excellence avant de passer dans les ligues accréditées, le baseball est plutôt un sport de quartiers. Aujourd'hui à l'intérieur d'un stade,  on assiste aux parties qui sont l’occasion d’ingurgiter forte quantité de bière et de hots-dogs steamés moutarde-choux, tant les temps d’arrêt peuvent être longs et où il ne se passe rien sur le terrain. Contrairement au hockey, qui est un sport en constante vitesse - quand il n’y a pas d’interruption -, le baseball reste un sport lent, même quand une «gazelle» s'élance à faire un circuit. Comme au hockey, l’important, pour le spectateur, n’est pas de perdre la balle de vue. Elle peut très bien se passer d’une main à l’autre pendant que le joueur  se précipite d’un but à l’autre. Comme au hockey, la rondelle glisse d’une palette qui l’envoie à l’autre, il semble que le sport consiste essentiellement à suivre un objet (ballon, balle molle ou rondelle) que les adversaires essaient de s’emparer ou de viser dans un but. Toute la fable de la vie se résume à cette simple escarmouche où les vainqueurs finiront par l’emporter sur les vaincus, à moins d’arrêter, magnanimement, la partie comme on le faisait au Japon, lorsque les points étaient à égalité. Inutile de dire qu’en Amérique, ce type de gentlemen agreement n’aurait jamais passé à la satisfaction des spectateurs.

Mais il y a une autre fonction, plus subtile, qu’exerce le sport de groupes sur les spectateurs: celui du bavardage inutile. C’est le syndrome du gérant d’estrade. Tout le monde a son avis et ne se gêne pas pour le communiquer, donner son opinion, exercer ses analyses sur la stratégie déployée ou non, absoudre ou condamner un joueur pour avoir ou ne pas avoir fait tel geste, couru assez vite, frappé assez fort, attrapé la balle au vol. Pendant que les équipes sont en attentes, ces gérants d’estrade agissent comme diplômés de l’U.Q.A.M. en «animation et recherche culturelles»: ils soulèvent les applaudissements, lancent les huées à l’équipe adverse, imposent leurs injonctions aux arbitres, aux gérants de club, harcèlent un joueur jusqu’à l’écœurement. Ce sont eux qui parviennent à transformer les spectateurs d’un banc en véritables hooligans. Tant de mots, tant de maux. Ces sports délient les langues, permettent des défoulements inouïes de tant de ressentiments contenus à l’intérieur de chacun des spectateurs, et qui sont souvent inconnus des joueurs qui n’ont d’yeux que pour le jeu. Si dans les pays dominés ou colonisés, un sport comme le soccer soulève tant d’enthousiasmes fébriles et d’adhésions aux limites de la violence, c’est qu’il y a bien quelque chose de socialement et de psychologiquement pas sain dans ces sociétés.

De plus, ces sports sont devenus des spectacles de masses depuis que les média s’en sont emparés. La radio d'abord, puis la télévision présentent le sport comme s’il était impossible de ne pas le voir et que l’entendre doublait notre plaisir. Ça se comprend à la radio, où le speaker décrivait une scène qui n’était pas visible pour les auditeurs; mais cette description est restée une fois que les parties ont pu être retransmises en directes à la télévision. C’est-à-dire que la télévision n’a pas fait disparaître le commentateur de la radio, de sorte que le dédoublement de la scène - du visuel à l’auditif - surcharge d’un bavardage creux et insupportable une partie qui se laisserait regarder seulement ponctuée par les cris de la foule. Pour justifier ce redoublement, on fait appel à des experts qui singent les commentateurs de l'actualité politique. Bref, ce n’est pas le sport lui-même qui joue le rôle d’agent stresseur dans la diffusion, mais la surcharge de commentaires - et de commanditaires - qui noient les spectateurs dans une passivité consumériste qui, en surexcitant les sens, les vident de toute vitalité pour ne plus laisser qu’une masse de chair molle s’engraisser, avachie devant un écran bavard.

Jean Larose, en 1983, avait décrit la vacuité de ces commentateurs sur-commentés dans le cadre des diffusions du baseball des Expos:

«Écoutons par exemple le Baseball des Expos, à la télévision de Radio-Canada. L’exemple s’offre tellement parfait que j’hésite… Ça m’épuise d’avance. L’impression de découverte s’évanouit avec l’impression que c’est “un peu facile”. Le “trop facile” gêne en moi celui qui se compare toujours à des modèles historiques sublimes. M’enfin… Osons cette voie, historique peut-être. Écoutons donc les deux commentateurs, et surtout monsieur Jean-Pierre Roy, le surcommentateur des commentaires de l’autre. C’est lui, l’auteur de cette locution qui passera à l’histoire: “la réaction vocale de la foule”, et d’une infinité d’autres traits witzige. Écoutons: un discours historien, à plus de neuf dixièmes. Le nom, le numéro, le poids, l’erreur, le coup sûr, la chandelle, le circuit, le point compté ou mérité ou combien laissés sur les sentiers, la courbe, la décevante, la tombante, le tire-bouchon, la lente, la rapide, le retrait comment 9-6-1 ou 5-3 ou 6-4-2, la partie lancée ou jouée ou finie ou annulée par la pluie à quelle manche en quelle année devant combien de spectateurs mangeurs de combien de hot-dogs - tout est passé à la moulinette historique, soumis à la perspective d’un incroyable appareil statistique qui renvoie le fichier du structuraliste à la préhistoire de la névrose obsessionnelle. L’auditeur est d’ailleurs initié au bricolage de son propre petit fichier statistique des Expos. Soudain, un cri: une balle, un coup. L’onomatopée fuse, ou l’épithète bien sentie, à parfum bon parler français, choisie parmi une riche palette de trois ou quatre adjectifs. Mais attention, “l’heure est sérieuse ici et il faut rencontrer la magnitude des problèmes”, et le discours historien reprend pour accompagner le coach qui sort du dug-out pour changer son combientième pitcheur malgré qu’il n’en fût qu’à sa ennième balle lancée grâce à x gommes ballounes chiquées pour y crachat produits. Or, vous qui écoutez le Baseball des Expos, vous le savez, jamais la viduité ne fit rougir les commentateurs. La gigantesque manie d’un “savoir” totalement inutile, d’une fausse science mariant l’anglicisme et l’accent “sœur” justifient apparemment le salaire et l’existence de ce commentateur dantesque. Pas de révolte. L’émeute des esprits indignés ne déferle pas vers la Maison de Radio-Canada. Au contraire, on écoute ça sérieusement, sans écouter trop trop, puisqu’il s’agit d’un “loisir”, pour passer le temps, sans douter que cela représente quand même un certain intérêt humain. Je ne vais pas vous dire que cela n’a plus rien à voir avec le sport. D’autres s’en chargent. Mais insister sur la fonction historique de ce discours, une constante mise à distance ou même en sommeil: que cherche l’homme assis devant ça sérieusement (sérieux pour rire, pas pour vrai), sinon la distance, sinon éloigner encore un coup, encore d’une couche, les forces qui le travaillent en pas pour rire, tenir l’éveil à grande distance? Évidemment, le Baseball des Expos, innocent loisir, s’emploie à “éloigner” depuis des instants de “vie” déjà tellement un sommeil des forces ardentes que je me trouve moi-même impertinent et que j’exagère…» (1)

Je ne continuerai pas davantage ce texte néo-nietzschéen qui voit dans le discours historien qu’une vacuité dégagée de la vie (seconde Considération intempestive de Nietzsche). J’ai dit ailleurs ce que je pensais des analyses de M. Larose, et je n’y reviendrai pas, sauf pour dire qu’il n’y a rien de commun entre le surcommentateur du Baseball des Expos et l’analyse ou même le récit historique. Dans le cas du Baseball des Expos, nous sommes à un discours à la troisième puissance: il y a d’abord la partie à laquelle tout le monde assiste via la diffusion visuelle, il y a le commentateur (Raymond Lebrun) enfin, le surcommentateur (le monsieur Roy en question). Appliquer la considération nietzschéenne sur ces bavardages tressés est tout ce qu’il y a de plus légitime. Sauf que le discours historien n’a rien de commun avec ces déblatérations. Parce qu’il n’y a pas de caméra qui nous rendent la vision des événements dits historiques (même contemporains) et que la définition positiviste des historiens que Nietzsche critiquait était, effectivement, une histoire qui se vidait de sa vie derrière l’accumulation anecdotique et chronologique. L’un de ses collègues historiens qui enseignait à Berne en même temps que Nietzsche et avec lequel il garda toujours un lien d’amitié, Jacob Burckhardt, helléniste et auteur d’une magnifique Civilisation de la Renaissance en Italie, déviait de la voie positiviste des Ranke et Monod pour rédiger une histoire «esthétique», où la vie de la Cité, de l’État, se trouvait frémissante à chaque page. Une fois de plus, Jean Larose nous démontre son ignorance de ce qu’est l’esprit de l’histoire, mais en ce qui concerne l’effet d’évidement du commentaire sportif, il a on ne peut plus raison.

Avec Playing baseball, il n’y a pas de commentaires et encore moins de surcommentaires. Mais le tableau nous laisse toujours dans cet état de suspension de l’action qui ne le rend pas plus vivant que les autres tableaux précédents. En fait, saisi «au vif» par l’absurde, le tableau nous donne l’impression que le baseball est un sport hyperactif: le mouvement du lanceur prêt à pitcher la balle; l’attention défiante du frappeur (qui n’est pas dans la liste des mots de vocabulaire); les différentes postures des joueurs tout au long des champs nous laissent l’impression qu’ils vont tous s’agiter en même temps, comme dans le tableau A hockey game. Or seuls certains de ces joueurs vont être appelés à courir (ou pas) après la balle ou tenter de retirer le frappeur des buts.

Les jeux d’équipe présentés par les tableaux de conversation anglaise partagent tous en commun l’impression que chacun joue pour soi, même à l’intérieur de l’esprit d’équipe. Nous savons qu’il y a là une compétition, des supporteurs, un enjeu caché dans le gant du lanceur, la fébrilité même de John qui ne peut jouer à cause de sa main. Il n’y a pas jusqu’à Rover qui semble suivre la partie comme s’il comprenait aussi bien que les humains le sens de ce sport. Comme dans A hockey game où les joueurs des deux équipes s’affrontaient pour la rondelle, tout indique que l’esprit d’équipe anime l’atmosphère des deux tableaux. Mais, comme la vie, cet esprit d’équipe n’y passe pas. Pourquoi?

Plus facile à reconnaître qu’à expliquer? Est-ce un problème esthétique? Le schématisme des dessinateurs des tableaux de conversation anglaise ne parviendraient pas à transmettre la vie à travers leurs œuvres? C’est la réponse qui revient couramment au cours des expertises précédentes. Est-ce à cause de l’esprit des Fifties, le Zeitgeist de l’époque, plutôt, qui en était un où l’artificialité des vies rangées des habitants des Peyton Places d’Amérique du Nord dissimulaient, voire étouffaient la vie dans son berceau, comme la jeunesse des Sixties devait tant le reprocher à leurs aînés et à l’establishment? Est-ce à cause de mon regard d’élève, à la fois fasciné et rebuté par ces tableaux et les leçons qui y étaient rattachées? Ces illustrations me semblaient la vie, celle que ne vivais pas ou dont j'étais privé, mais pourtant, aujourd'hui, je reconnais que ce qui leur manquait le plus, c'était, précisément, la vie, et qu'il y avait plus de vie en moi en lisant mes bandes dessinées de Tintin ou mes manuels d'histoire que dans les actions suggérées par ces vingt-quatre tableaux de conversation anglaise. Comment percevons-nous ces cartes postales: cette vie que je ne perçois pas, d’autres, des artistes peut-être, peuvent-ils la ressentir? Est-ce là ce qu’on appelle le kitsch dans le sens d’une culture populaire de consommation qui vise à satisfaire le plus grand nombre de goûts communs? En tels cas, il est difficile de reconnaître, comme le fait Jean Duvignaud, une quelconque parenté du kitsch avec l’art baroque, si étourdissant, ornementé, activé par les éruptions de l’Histoire. Si la tradition se confronte encore avec la modernité (la tradition dans le petit village reculé à l’arrière-plan et ses montagnes et la modernité présente dans ce jeux qui, pourtant, est héritier lui aussi des sports amérindiens), c’est ici, sur le mode ludique. Il n’y a pas encore tout l’enrobage télévisuel des décennies ultérieures. Nous sommes devant deux petites équipes qui n’appartiennent peut-être même pas à un ligue junior. Aucun uniforme ne marque de son nom qui appartient à quelle équipe, et seul le lanceur porte un costume qui le spécifie comme joueur de baseball! La foule est facilement contenue derrière la clôture et s’enthousiasme sans excès. De plus, il n’y a ni vendeur de bière ou de hot-dogs, ni mascotte, ni même un véritable terrain de baseball avec lumières haut-perchées ou de bandes à l’intérieur desquelles retenir les joueurs. Dans Playing baseball, si la balle est frappée de manière trop forte, elle risque de se perdre dans les champs à perte de vue!

Nous ne voyons donc rien de plus qu’une scène pittoresque en village plutôt même qu’en banlieue. Rien ne rapproche ce village de la ville de Mary and John going to school. Nous sommes plus près de la ferme de l’oncle George et de la cabane à sucre du tableau précédent que de l’atmosphère du premier cycle des tableaux de conversation anglaise, et le dernier tableau ne fera que confirmer cet éloignement des Martin de leur banlieue sise en étalage urbain de la grande ville où le père travaille.

L’attachement à la tradition est plus forte dans ces manuels que leur élan vers l’avenir. Ce monde n'est pas celui des enfants, mais bien celui des parents. Les Fifties marquent décidément le franchissement d’un passage sans retour. Bien que nous reconnaissions, encore aujourd’hui, tout ce qui appartenait au monde d’avant, plus rien ne correspond, en esprit du moins, à ce que ce «tout» représentait à l’époque. Pour le surintendant de l’instruction publique, pour les enseignants, pour les commissaires scolaires, pour les autorités ecclésiastiques qui avaient droit de regard (et de censure) des manuels scolaires de l’époque, pour les parents, pour tout le monde qui avaient le plus d’intérêt à promouvoir et diffuser ces manuels, c’était la représentation d’un monde qu’ils voulaient perpétuel et éternel malgré et contre tous les vents de changements qui soufflaient sur le Québec d’après-guerre. La Grande Guerre avait déjà beaucoup bouleversé, aux lendemains de 1918. Après 1945, l’américanisation menaçait, par sa langue et ses religions hérétiques, l’orthodoxie linguistique et catholique de la «race» canadienne-française. Comme si, pour résister à cette anglicisation forcée de l’américanité, les concepteurs des manuels s’étaient livrés à une guerre sans merci en vue de faire triompher l’illustration sur le vocabulaire, la scène statufiée, pétrifiée, sur la vie agressive et bouleversante. L’incessante réaction de l’image sur le vocabulaire agit comme une stratégie défensive et négative. Il en était de même dans les manuels d’histoire, de lecture française (avec Pieds nus dans l’aube de Félix Leclerc), avec les manuels de bienséance et les connaissances usuelles, voire même les livres de calcul de Philippe Beaudry. Le dit du vocabulaire et le non-dit des tableaux, c’est la conclusion que nous pouvons tirer de ces tableaux des Fifties, qui caractérise aussi bien la société québécoise que l’ensemble de la vieille société puritaine américaine de l’Est.

Note

(1) J. Larose. «Picture yourself», in L'Histoire vécue, Montréal,  Liberté # 147, juin 1983, pp. 118-120

Montréal
13 juillet 2011

mardi 12 juillet 2011

Making maple sugar


MAKING MAPLE SUGAR 

D’une carte de Noël à une autre carte postale, voici le tableau sur la randonnée du sirop d’érable. John & Mary sont à l’érablière, en avant-plan de l’image. Mary apporte le contenu de la chaudière vers le tonneau tandis que John ne peut s’empêcher de boire le contenu de la sienne. Espérons qu’on ne lui a jamais raconté l’anecdote des morveux qui allaient pisser dans les chaudières dans les érablières. Quoi qu’il en soit, le tableau nous présente, en une image, la cueillette de la sève d’érable et la cabane à sucre, où elle sera transformée en sirop, en tire ou en autre produit de ce que la leçon de vocabulaire appelle franchement a domestic industry (traduit par industrie domestique). Industrie appropriée à une saison, en mars/avril dite sugaring season, ou le temps des sucres. Les perspectives d’éducation économique ne sont jamais absentes longtemps dans les tableaux de conversation anglaise.

Plus que le traditionnel temps des sucres, l’image nous offre en un seul coup d’œil les différentes étapes de l’industrie domestique. À l’extrême droite, nous voyons un homme entailler l’érable. D’autres coupent, à la hache, des troncs d’arbres afin de les ranger le long du mur de la cabane. À l’intérieure, on aperçoit la bouilloire et un homme qui alimente le feu. Des raquettes sont appuyées sur le mur extérieur de la cabane dont les fenêtres sont entrouvertes, tout comme la porte, afin de laisser sortir le surplus de chaleur accumulé. La fumée qui sort amplement de la cheminée nous indique que l’industrie domestique fonctionne à plein rendement. C’est indispensable, car à la gauche, tiré par un cheval, arrive le baril où les participants ont déversé les chaudières fixées sous les chalumeaux. Couché sur le flanc sur un traîneau, le baril permet d’accumuler des litres du divin nectar des visiteurs. Les sillons dans la neige, devant la cabane, montrent que ce n’est pas son premier voyage - ni son dernier. Pour l’époque. l’industrie de l’érablière était fort rentable. Trait pittoresque, l’illustrateur a cru bon d’asseoir un écureuil sur un tronc d’arbre et un autre qui court au galop tout à côté.

Comme dans tous les tableaux de conversation anglaise, il n’y a pas de plaisir sans une dose d’investissement d'efforts et de travail. Si John & Mary apparaissent comme les consommateurs de la sève d’érable, ils sont plantés au cœur d’un processus de production qui va de la cueillette à la transformation, avant de donner le produit fini. Il s’agit bien d’une cabane à sucre plus industrielle que festive. Le pittoresque de la scène, c’est pour les enfants. On chercherait en vain les tables remplis de produits sucrés, souvent conservés depuis la récolte de l’année précédente. On n’imagine pas un orchestre jouant du rigodon ou un juke-box faisant tourner des disques de Murielle Millard. Pas de piste de danse non plus et encore moins de grandes salles où pratiquer la danse en ligne. Pour être une industrie domestique, la cabane à sucre ne s’est pas encore transformée en industrie touristique, ce qu’elle deviendra au fur et à mesure que les Sixties avanceront. La concurrence des marchés d’alimentation forcera les propriétaires de cabanes à sucre à amplifier leurs activités vers les salles de réceptions.

Je me souviens d’avoir été une fois, avec ma classe, en septième année, à une cabane à sucre du mont Saint-Grégoire, près d’Iberville. On était en 1967 je crois. Comme tous les mois de mars s’étirant vers sa fin, il y avait des redoux et le climat, plutôt morne, nous permettait d’aller faire des balades le long de la route. À nos risques et périls! J’y ai vu mon premier animal mort, un chien je pense, probablement frappé par une voiture. De retour à la cabane, où on nous servait les traditionnelles crêpes arrosées de sirop d’érable, les patates rôties, les saucisses bacon et jambons, fèves aux lard (que je ne mangeais pas), tarte aux sucres et autres confiseries qui finissaient par nous lever le cœur, le tout culminait avec la raclette sur la neige étalée (que l’on conservait déjà au congélateur tant la neige autour de la cabane avait fondue) et dont nous trempions un morceau de bois afin que le sucre fondu se cristallise pour que nous le mangions. Je comprend fort bien cette intonation du sympathique sociopathe docteur House lorsqu’il renifle sur un Canadian, son voisin, l’odeur écœurante de sucre d’érable.

En effet, la feuille d’érable n’est pas le symbole du Canada pour rien. L’unifolié rouge complète, avec le castor du 5¢ les symboles naturels du pays. Ce n’est pas parce que le Canada est, en soi, un pays particulièrement «sucré», même si un premier ministre a déjà dit que nous étions les «pluss meilleur pays au monde», mais cette feuille d’érable rappelle la «tradition» au sens le plus vaste du terme, de tout le pays. En fait, seul l’Est du Canada est un pays à cabanes à sucre. L’érable n’est pas une espèce très répandue sur la côte du Pacifique. C’est donc le Canada de la Nouvelle-France et de l’Amérique du Nord britannique que célèbre la tradition, et, de fait, l’érablière fut la canne à sucre des colonies nord-américaines.

D’ailleurs, si le printemps est considéré comme la saison des sucres, il n’y avait pas qu’à cette période de l’année que le sucre était mis en évidence. Je pense au 25 novembre, un mois avant Noël, où dans la salle des écoles où j’ai été, la direction organisait annuellement la fête de la Sainte Catherine, avec les Klondyke, en fait de la tire de mélasse enrobée dans une papillote dorée, morceau de sucre assez dur pour les dents d'ailleurs, tout cela aspergé de liqueurs douces sucrées, préparait déjà notre future vie de diabétique. Les leçons nous apprenaient que c’était Marguerite Bourgeoys, la fondatrice de la première école de Ville-Marie, qui accueillait petits blancs et petits «sauvages», qui aurait inventé cette tradition. Il semblerait qu’au Canada, le sucre soit associé à toutes les traditions patriotiques et nationales.

Sainte Catherine était la patronne des philosophes. Récupération chrétienne du supplice que les chrétiens d’Alexandrie infligèrent à Hypathie, une philosophe néo-platonicienne, tout ça dépassait l’entendement des enfants, bien que les leçons de catéchisme soumettaient cet entendement à de plus rudes distorsions. Sainte Catherine était davantage reconnue, à l’époque, comme patronne des vieilles-filles, ce qui n’avait rien à voir ni avec le sucre, ni avec les érables. Être vieille-fille à l’époque était plutôt assez mal vue. Ce n’était ni être religieuse (épouse du Christ), ni être mariée (épouse d’un homme pour lui donner des enfants), et accepter de rester célibataire et seule, c’est-à-dire «stérile» pour le reste de ses jours demandait une forte dose d'autonomie qui n'était pas donnée à toutes les femmes. Il y avait, bien sûr, le côté sombre, c’est-à-dire celui du lesbianisme, qui était inclu dans les jugements que l’on pouvait porter sur ces femmes sans hommes, mais la discrétion imposait le silence. Voilà peut-être pourquoi on les retrouvait si souvent à l’église. Un peu comme un sentiment de culpabilité refoulé de la part des catholiques d’avoir lapidé une femme philosophe, les vieilles-filles rappelaient le péché de la stérilité que les anathèmes bibliques font peser sur les criminels. Meurtriers et victimes répétaient, annuellement, le cycle de la culpabilité sous des apparences de fêtes traditionnelles où les enfants s’empiffraient, souvent à en être malade, de sucreries. Douce vengeance.

La saison de mars, donc du temps des sucres, précédait généralement la période des fêtes de Pâques. Elle se situait dans le carême, période où il était recommandé de faire abstinence de toutes gâteries. Mais l’industrie domestique a ses impératifs que les impératifs religieux ne peuvent bousculer, et cela explique la sobriété qu’affiche, malgré tout, le tableau 22. Alors qu’aujourd’hui le carême n’est plus de mise, ni au niveau du jeûne ni au niveau du plaisir interdit, comme la saison des pommes en automne, la saison des sucres se manifeste par un côté commercial et festif impensable dans les Fifties. À considérer le tableau en question, la transgression du carême apparaît déjà peu sérieuse, surtout à voir John vider le contenu de la chaudière, incapable d’attendre que tires et sirops soient prêts à la consommation.

Le sucre, avec le sel, sont considérés aujourd’hui comme les deux mass murders les plus actifs en Amérique du Nord. On leur attribue, outre le diabète dont je suis atteint, les maladies cardio-vasculaires, des allergies alimentaires, la haute pression, l’obésité - cela va de soi - et quantité d’autres petits problèmes. Avec les graisses animales, ils forment le triumvirat des nouveaux cavaliers de l’Apocalypse. Pourtant, le sucre naturel, à lui seul, ne cause pas le diabète. Le sucre transformé, sucre blanc qu’on verse à profusion dans les pâtisseries, est le principal agent du diabète. Il y a, parmi les inventions commerciales nouvelles, de véritables «bars à pâtisseries sucrées» - j’en connais un sur la rue Mont-Royal où l’été, lorsque la porte est ouverte, et lorsque je passe devant, une écœurante odeur de sucre nous prend au nez et serait suffisante pour déclencher un coma diabétique! -, «bars» qui offrent quantités de sucreries tout aussi riches les unes que les autres, et qui n’ont rien de l’odeur ni du goût des biscuiteries et confiseries de mon enfance (la chaîne des biscuiteries Oscar). Et cela, sans compter les chocolats au lait, les gâteaux à la crème, les tartes dont on honore parfois le profil simiesque de certains politiciens, et autres sucres candies qui se vendent à profusion dans les commerces aux détails. Tout cela renvoie la bonne vieille mélasse loin en arrière.

De plus, il y a les métaphores que l’on fait avec le sucre et qui sont associées à l’amour. La Saint-Valentin, en février, est une autre occasion de refiler le diabète à son partenaire en le gavant de cœurs sucrés enrobés de chocolat. Sweet n’est plus un adjectif qui se borne au sucre de la sève d’érable. Les chansons américaines répètent le mot depuis des générations. Pourtant, le sucré n’est pas particulièrement un goût que l’on retrouve sur la peau ou les lèvres, à moins qu’on y ait mis du parfum. Comme on dit, si on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre, une saison en forêt, l’été, le corps enduit de parfum sucré nous montrera bien avec quoi on les attire. Le sucre serait-il un piège à cons? En tout cas, beaucoup y tombent, et parfois s’y précipitent.

Outre les métaphores sucrées, il y a les métaphores purent érotiques. Le chalumeau au-dessous du quel est suspendu une chaudière donne à l’arbre une allure masculine, et sa sève est moins son sang que sa semence. Il y a de la fellation dans la cueillette de l’eau d’érable, comme le montre la façon dont John ingurgite la sève de sa chaudière. Cette sève, non encore transformée, est symbole de la vie dans l'Imaginaire des peuples primitifs; elle est naturellement associée au sang et au sperme animal et humain. C’est la vallée de lait et de miel dont parle la Bible; de lait maternel et de miel spermique (qui pourtant n’a pas l’air si sucré que ça!). L’analogie, en ce printemps annoncé, révèle le réveil de la vie dans les arbres endormis. Le linceul de neige est à la limite sur le point d’être évaporé ou fondu sous les chauds rayons du soleil. L’activité avec laquelle s’affairent les hommes nous dit que bientôt, le travail d’ensemencement des champs commencera, avec les belles journées de mai et de juin. Il n’y a pas jusqu’aux traits de givre, qui suivent les branches et les troncs d’arbres, qui n’agissent pas comme  une vue aux rayons X de ce qui se passe d’invisible pour les yeux dans chaque arbre de l’érablière.

Voilà l’importance du rite qui se voit mise en exergue. Comme Noël avec le solstice d’hiver et la Saint-Jean-Baptiste avec le solstice d’été, le temps des sucres est le rite de l’équinoxe du printemps, comme les fêtes des récoltes est celui de l’équinoxe d’automne. Voilà la tradition que perpétue cette fête des sucres, désormais réduite à un jingle: «À la cabane, allons à la cabane, ohé!» Pour les Fifties, la tradition était encore toute proche des rites ruraux, comme je l’ai souligné à plusieurs reprises. C’est dans la mesure où la partie de sucre rejoint Pâques que la fête à la cabane prend un sens; en elle-même, elle n’est qu’une tradition rurale liée à la saison plus qu’à une quelconque transcendance.

De tous les tableaux de conversation anglaise, Making maple sugar est peut-être l’un des plus travaillés au niveau graphique. C’est en cela qu’il est une véritable carte postale. Il essaie de rejoindre la tradition paysagiste propre à l’art canadien, sans toutefois atteindre la valeur d’un Marc-Aurèle Fortin ou d’une scène des peintres du Group of Seven. Le réalisme de la scène n’évite pas l’usage des traits de couleurs pour décrire la neige, à l'exemple des scènes d'hiver de Fortin. Cela ne veut pas dire que ce tableau s’élève au-dessus des autres en ce qui concerne l’aspect scénique figé et dénué de vie. Comme toujours, l’impossible capacité à atteindre la vitalité du réel rend le tableau schématique. Comme une peinture de salon vendue chez Walmart à $25.95, il illustre, il ne crée pas.

Le corpus des leçons du manuel tire à sa fin, et il n’était pas rare, vu le retard généralement pris dans le cours de l’année, que les derniers tableaux de conversation anglaise aient été survolés assez rapidement. Aussi, est-ce le dernier à nous présenter une activité purement liée à l’économie. J’ai dit, d’un tableau à l’autre, combien l’aspect économique de la production et de la consommation était présent dans les différentes scènes, surtout à l’intérieur du second cycle des leçons. Ici, en présentant une industrie domestique, les concepteurs du tableau semblent atteindre une limite que le manuel ne dépassera pas: celui de la grande entreprise, de la foule des employés et travailleurs, cols blancs et cols bleus; la production en séries répondant à des critères de standardisation. Tout ce qui meuble les tableaux de John & Mary reste acquis, non produits, et le regard est visiblement tourné vers l’arrière plutôt que vers l’avenir de la société.

À l’époque, à la fin des années quarante, les concepteurs ne pouvaient peut-être pas entrevoir le monde tel qu’il deviendrait au cours des décennies suivantes. Ou s’ils l’anticipaient, ce n’était pas sans crainte, d’où le besoin de maintenir les activités traditionnelles comme modèles à partir desquels apprendre le vocabulaire de la langue seconde. Le cheval, le traîneau, le baril d’eau d’érable, la cabane qui est véritablement une cabane… tout ce rite existait indépendamment de l’industrie domestique, et c’est ce rite plus que l’industrie elle-même que les concepteurs cherchaient à conserver. Mais déjà, certains établissements orientés vers la production d’exportation trahissaient le rite pour se consacrer quasi uniquement à l’industrie qui n’était plus du tout domestique. Comme la ferme de l’oncle George, la cabane à sucre du tableau 22 est irrémédiablement condamnée.

Lorsque je traverse les parcs de Montréal - le parc Fullum, le parc Lafontaine -, je suis surpris de voir des citadins s’extasier avec leurs appareils photos devant un écureuil. On leur montrerait un vulgaire rat et ils en auraient le dégoût; ajoutés lui une queue touffue à l’extrémité retournée, et le même monde pousse un soupir béat en le bombardant de clic! clic!! Les écureuils vivaient dans les érablières jadis, aujourd’hui, ils vivent dans les parcs urbains. La grande transformation, c’est précisément cela. Le capitalisme a vidé les campagnes et les boisés de leur vie et l'a transposée, suivant des modèles fantaisistes, dans les parcs urbains. L’eau d’érable ne se retrouve plus, pour la plupart d’entre nous, que dans des conserves achetées en magasin. Beaucoup de ses sous-produits sont faits à partir de sucre de canne ou (un temps) de betterave, ou quoi qu’il en soit, de sucre raffiné ajouté. L’artificiel supplante le naturel. Les animaux dénaturés ne se bornent plus aux animaux de zoos, ce sont les humains, dans leur quotidienneté existentielle qui sont aujourd'hui dénaturés. La vie végétale, de même, subit des «adaptations» au grand commerce qui l’exclut de toute industrie domestique.

Dernier tableau à propagande économique, encore rattaché aux industries domestiques à la veille de leur disparition, fidèle encore à des traditions ancestrales dont le sens du rite est essentiellement oublié, le manuel conversation anglaise, sans le savoir, participait d’une inconsciente cérémonie funèbre. Celle d’un monde ancien confronté à l’invasion agressive de l’American Way of Life. Requiescat in pace.

Montréal
12 juillet 2011

lundi 11 juillet 2011

Building a kennel


BUILDING A KENNEL

Voici Rover redevenu un bon chien bâtard, plutôt que la version fox-terrier dans laquelle il apparaît dans certains tableaux (le 2 le 11). Pour le récompenser, voici que le père Martin, délaissant son costume de chez Bovet pour se délasser, bien que sa chemise soit toujours bouclée jusqu'au cou, participe à la construction du chenil pour le chien. Pendant qu’il assène les derniers coups de marteau sur le toit, John scie une planche qui dépasse et Mary peint la toiture, rouge cela va de soi, comme l’était la toiture de la ferme et de la cabane à lapins à la ferme de l’oncle George. Rover, lui, est tout excité, comme s’il apprenait qu’il allait bientôt avoir sa maison à lui, sans un seul Martin sur ses pattes. Derrière eux, une clôture qui semble concrétiser ce que nous disions à propos du tableau précédent sur l’isolisme, et le mur de Berlin érigé entre la vie privée des Martin et leur vie publique.

C’est probablement la première fois que  nous voyons une activité menée en famille et qui ne soit pas une contrainte domestique. Le plaisir de partager un ouvrage en commun, construire un chenil pour Rover, rassemble la famille dans une même activité où ils peuvent partager les tâches. Le tableau permet, à l’occasion, de faire parader une série d’outils, un peu la réponse «machiste» à Learning to cook, sauf que Mary est présente comme son frère John, ce qui n’était pas le cas dans le tableau 13. Il faut dire qu’ici, comparé aux tableaux précédents, John a vraiment une figure «féminine», ce qui apparaît étrange face à la parade d’outils aux allures «péniennes» qui défile autour de la scène: villebrequin et mèches, tournevis, clé anglaise, vis, ciseau, équerre, marteau, hache, colle, clous, niveau, étau, rabot, lime, pinces, mesure à ruban, pied de roi. À cela s’ajoute les outils présents dans le tableau: scie, planches, chaudières et, le produit fini, le chenil, la niche. Nous sommes donc bien à l’équivalent masculin de Learning to cook, et, à la place de Ricardo, Stéphano et autres nonos, nous en appelons aux talents télévisuels de …Monsieur Bricole.

La télévision québécoise des Sixties était remplie de «monsieurs» qui tous avaient une spécialité à exhiber devant les spectateurs. Monsieur Bricole. Monsieur Pourquoi. Monsieur Muscle. Mon oncle Kessel… Bricolage, connaissances usuelles pour enfants, exercices pour renforcer les muscles, soins pour petits animaux, ils se succédaient devant la caméra, commandités par des quincailleries, des fabricants d’outils, des compagnies d’alimentation pour animaux, des fabricants de produits naturistes… Sans oublier le journal des agriculteurs avec l’émission interminable de La semaine verte, il faut dire que la télévision a toujours pris son rôle d’éducatrice au sérieux!

Autant d’émissions plates.

Il n’en était pas encore de même dans les Fifties. La radio pesait encore de son poids, car c’est elle qui fournissait les écrivains qui rédigeaient les téléromans qui s’avéraient être la suite logique des radioromans du matin (Un homme et son péché, le matin à la radio; les Belles Histoires des Pays d’en-haut le lundi soir à la télé racontent le même milieu et les mêmes personnages inventés par Claude-Henri Grignon). Les animateurs de radio avaient une diction et un professionnalisme qu’ils durent adapter afin de passer le changement de médium, et comme au temps du passage du cinéma muet au cinéma parlant, plusieurs voix radiophoniques s'avérèrent incapables de franchir le saut devant la caméra. Il fallait être un Roger Baulu pour passer, à la fois, à la radio et à la télé sans avoir à changer son style. La télévision était une outre nouvelle dans laquelle on versait un vieux vin. Au bout d’une génération, on jeta le vin et on versa du vin nouveau dans l'outre devenue vieille. Car la télévision devint vite un médium suranné, dès les seventies, lorsqu'on fabriqua pour elle des séries télés hyper-moralisatrices, peu divertissantes, noyées dans des émissions d’information toujours de plus en plus diluées d'aspects critiques et des films fabriqués industriellement à Hollywood et mal doublés en France. Dans tout ça, les monsieur Bricole se succédaient, tantôt commandités par telle quincaillerie, tantôt par telle autre. Des cabanes à moineaux aux niches à chien en passant par des boîtes aux lettres «stylisées», il s’en est scié du bois, planté des clous et déversé des flots de peintures devant des caméras qui ne captaient que le noir et blanc.

Mon père aurait voulu être menuisier, mais il avait la nuque dure, comme disait Yahweh, et ne voulut jamais aller dans aucune école de menuiserie. Il faut dire que son niveau de scolarité était très bas. Après la guerre, le gouvernement aurait pu lui payer ces cours, mais pour des raisons que j’ignore, il n’y alla pas. Il continua à faire des petites choses dans la cave de la maison ou la «shed» qui jouxtait toujours les logements que nous louions. Sa grande spécialité: aiguiser les égoïnes! C’était son passe-temps, et malgré l’insistance de ma mère, il ne tenait pas à me montrer à bricoler. Moi, je regardais, curieux, mais sans attirance. Restait l’odeur du brin de scie frais râpé et du métal des différentes pièces d’outillage. Son chef d’œuvre de menuiserie? Un cendrier sur pied vernis! Tout le reste, il faut le dire, était plutôt pitoyable. Sauf une fois. Je voulais avoir une de ces petites autos à pédales pour me promener sur le trottoir. Or ces autos se vendaient chers, aussi décida-t-il de m’en fabriquer une …en bois. Vous ne le croirez peut-être pas: mais ce fut le succès du quartier. Son coffre avant, qui dissimulait la mécanique des essieux et le pédalier ressemblait au capot d’une Rolls Royce! Elle n’avait rien à envier aux bolides des courses de chars! Décidément, c’est le plus beau cadeau qu’il m’ait fait.

C’est l’ironie de la raison qui veut qu’il ne suffit pas de suivre une recette à la lettre ou un plan pour devenir automatiquement un maître cuisinier ou un Monsieur Bricole. Il en est de même dans toutes les disciplines. À une époque où l’improvisation est devenue la solution sans effort à toutes les tâches, nous nous en apercevons au fur et à mesure que les termes d’incompétence et de malhabilité deviennent fréquents sur les lèvres de tous et chacun, et qu’il en coûte parfois des rappels après la mort accidentelle d’ouvriers ou de consommateurs. En effet, s’il y a tant de rappels d’automobiles, de nourriture, de jouets pour enfants, de vices de fabrication ou de construction, c’est bien qu’à quelque part, la tâche a été bâclée. Quelqu’un n’a tout simplement pas fait le boulot pour lequel il est payé, ou l’a si mal fait que c’est pire que s’il ne l’avait pas fait du tout. Alors que les Fifties pouvaient se vanter d’avoir fabriquer des réfrigérateurs qui ont duré un demi-siècle et plus, des poêles increvables, des automobiles jamais rappelées, des équipements de cuisine jamais démodés, des tourne-disques et des téléviseurs qui, à part quelques lampes à remplacer, pouvaient durer des années, les produits fabriqués de nos jours sont pour faits pour durer une saison, le temps qu’un nouveau modèle, une nouvelle technologie viennent les remplacer. Il n’y a pas jusqu’aux premiers ordinateurs qui se montrent plus viables que les plus récents, payés beaucoup moins chers et aux possibilités quasi illimitées!

Est-ce l’éthique du travail bien fait qui s’est perdue en cours de route ou tout simplement la mentalité consumériste qui veut que l’on renouvelle constamment ses équipements pour le simple goût du neuf? La tyrannie de la mode exige-t-elle une dose d’incompétence qui justifie le peu de viabilité d’équipements qui trop vite s’usent, s’essoufflent ou tout simplement tombent dans une panne perpétuelle, accumulant ainsi la montagne de déchets non dégradables qui sera le monument élevé par nos contemporains à la gloire de l’efficacité capitaliste? Sur ce point, la quantité de nos déchets sera tout simplement indépassable dans l’Histoire, tant elle n’était pas si élevée durant les Fifties et tant que nous commençons à peine à prendre conscience et à remédier à la pollution mondiale. Après Monsieur Bricole, le temps en est venu à Monsieur Net.

Building a Kennel ne nous dit pas seulement qu’elle est la base du travail du bois. Il nous dit le plaisir de travailler en famille. La famille Martin, en tant que «famille traditionnelle» se présente comme une «famille normale», et dans toute famille normale, le père doit montrer ses habiletés à ses enfants. Pour  les leur transmettre, bien sûr, mais aussi pour montrer qu’il n’est pas seulement un pourvoyeur, le chasseur qui revient avec sa proie dans son portefeuille. Il a des dons, des talents, des passe-temps. Il peut jouer au golf, au bowling, aux boules, au tennis. Il sait aussi bâtir une niche, réparer une pièce automobile, une bicyclette, construire une clôture pour bien marquer son territoire de propriétaire. Il a mil petits dons qui font son souvenir dans la mémoire de ses enfants une fois qu’il sera disparu, car tous les pères ne sont pas Dwight David Eisenhower. Au-delà de la compétence professionnelle, il y a l’habileté des petits maîtres qui n’est pas à négliger. Un passe-temps paternel peut devenir la carrière d’un fils, d’une fille.

Une niche, c’est l’équivalent d’une maison (sa future toiture rouge renvoie à celle de la maison à l’arrière-plan). Il en a probablement mesuré les plans, égalisé les proportions, la symétrie, l’angle d’ouverture de la porte, la largeur pour que Rover s’y sente confortable. En ce sens, Building a kennel est une leçon de responsabilité paternelle. Une famille compte sur le père, sur l’homme, pour asseoir les plans de la vie domestique. Apporter le butin, mais aussi l’exploiter au maximum au profit de toute la maisonnée. La symétrie des pièces, comme celle de la niche, évoque l’équité dans le foyer; chacun a sa place, et chacun reçoit ce qui doit lui être dû selon la tradition et les mœurs. Il ne peut tolérer l’injustice entre ses membres. Bref, il doit veiller à l'harmonie de son foyer, au soutien, au maintien et à l'équilibre familial. Ce drame, Balzac déjà l’inscrivait dans sa Comédie humaine, à travers des personnages comme César Birotteau et son envers, le père Goriot. Le cinéma américain des Fifties mettait à son programme des pièces d’Eugen O’Neill ou de Tennessee Williams où le défi était toujours le maintien de la domesticité familiale contre les tentations incestueuses ou homosexuelles qui venaient, finalement, détruire l’illusion du rêve puritain des «pères de la nation».

Aujourd’hui, les niches s’achètent toutes faites. Plus aucun père ne se dépense à la construire lui-même, et s’il le fait, il y a des chances pour que ce soit pour son seul plaisir, ses enfants ne se sentant pas intéressés le moindrement à perdre un après-midi de jeux à scier des planches ou planter des clous. Le ready-to-wear s’applique également aux habitations, qu’on achète toutes conçues, choisies dans le catalogue d’un entrepreneur en construction. D’où l’aspect unidimensionnel, standardisé des maisons de banlieue. La créativité n’est plus de ce monde, du moins en modèle de condos et de coopératives. La «créativité», si on peut lui donner ce nom, dans la construction de maisons ou d’appartements d’habitation, s’est diffusée en système capitalistes, sortie tout droit des régimes totalitaires italiens, allemands et russes. La laideur a un prix, celui de la brutalisation des mœurs, et tout a été livré dans une seule boîte d’emballage.

Voila ce qui n’était pas encore le cas, en Occident du moins, durant les Fifties, et nous aurions eu peine à le croire considérant que ces bâtiments carrés et sans joie étaient l’expression architecturale domestique des régimes totalitaires. Les petites maisons de banlieues avaient sans doute un aspect peu artistique, mais chaque maison était unique en elle-même. Elle évoquait la spécificité de l’individualité, de sa famille et non son appartenance à un moule. C’est à partir des Sixties que le modèle des pays de l’Est entra en Amérique, suivant en cela les pays d’Europe de l’Ouest qui trouvaient le style juste assez bon pour les H.L.M. Dans les banlieues, ces maisons appartements se multiplièrent, d’abord en duplex et triplex, puis en blocs appartements, comme ceux que nous voyions déjà dans le tableau 6. Le processus d’enfermement postulé par Foucault pour le XVIIe siècle était devenu la norme, même en Amérique du Nord. Si les petites maisons cossues de banlieue, comme celle des Martin, pouvaient résister encore à la standardisation, même au prix du mauvais goût, elles n’allaient pas tarder à céder devant l’envahissement de ces nouveaux types d’habitation où, sous des faux airs d’ornements et de styles, toutes les portes se confondent avec les mêmes boîtes aux lettres situées aux mêmes endroits, sous les mêmes luminaires, avec le même nombre de marches à chaque escalier et le même palier d’entrée. Le style cubique Pointe-aux-Trembles, quartier résidentiel de l’est de Montréal, revêtu d’une ornementation baroque crémeuse afin de lui enlever son arrière-goût affreusement prolétarien, pouvait servir la petite-bourgeoisie avec la même satisfaction qu’il servait les prolétaires est-européens. Il suffisait de mettre bien de la crème dans l’apparence pour lui donner un air bourgeois, et le tout était joué.

La niche de Rover sera à l’image de la maison des Martin. Les blocs appartements ne sont pas à l’image de la grande bourgeoisie des quartiers riches des métropoles. Ils sont le fruit d’un métissage des plus abjects qui soient: la fonctionnalité communiste derrière le style bourgeois. Comme le léninisme s’est mêlé au système capitaliste avec ses politiques de lignes de partis dépendant d’une administration performante, l’Occident a épousé le pire de ce qui était encore séparé et antithétique dans les Fifties. Le Village global de McLuhan ne sera pas constitué de petites niches de Rover, mais des blocs appartements, des gratte-ciel, des résidences Soleil et autres sous-produits d’une architecture de masse sans imagination, moulés au mauvais goût et au kitch des consommateurs d’un certain âge qui, dans leur jeunesse, avait découvert le kitsch, précisément, dans la décoration domestique de leur bungalow de banlieue. Certes, ce mauvais goût n’avait pas été pensé en fonction de créer de fausses façades à des blocs fonctionnels et froids. Mais la société de masse poursuivait son développement sur ses bases standards en fonction de l’explosion urbaine et de l’étalement des quartiers en périphérie. Une fois la limite atteint de l’étalement urbain, le mouvement, comme un élastique trop longtemps étiré, ne pouvait que rebondir d'abord sur les banlieues puis dans les centre-villes. Tout le monde les aimait parce que tout le monde les habitait; tout le monde les habitait parce que tout le monde les aimait. Devant cette tautologie, l’art n’a plus que sa taire.

La famille Martin est décidément une famille «normale», «traditionnelle», et comme le dit un des enfants de la série québécoise, Les Parent, c’est donc une famille plate. Toujours surprise, suspendue dans ses actions, comme posant pour un photographe de salon, la vie est absente de cette scène comme des précédentes. Ce qui reste, c’est la leçon morale, l’étalage des biens et la sécurité de la propriété, cette quête de l’isolisme qui est même transposée sur le chien qui, tout en s’excitant de sa niche, devrait deviner qu’il ne pénètrera plus si souvent dans la maison familale pour assister au réveil de John, comme dans le tableau 2. L’unité de la famille, comme idéologie du temps, sa sécurité comme anxiété généralisée de l’époque, enfin la poétique où, autour d’une scène, gravitent les objets désignés par le vocabulaire, l’emporte sur l’action, son but, son sens et sa portée. Le paradoxe, c’est à quel point ce goût de l’intérieur ne correspondit pas à un goût d’intériorité. Au commencement était l'action; cette phrase du Faust de Gœthe ne s'applique sûrement pas à conversation anglaise.

En effet, nous cherchons la spiritualité dans ces tableaux, même dans ceux où sont célébrés la messe et Noël. La conduite morale l’emporte sur tout, y compris la vie des êtres. La réflexion sur le travail ne dépasse pas le niveau du devoir (homework) et du délassement familial (Building a kennel). Ce que le caractère bourgeois semble mépriser, c’est la nécessité pour toute civilisation d’associer une élévation de l’âme des individus dans son processus d’édification matérielle, strictement réservée à des satisfactions économiques et politiques, où la corruption et le cynisme ont aujourd’hui pris la mesure. Le rendement avec lequel, la famille attelée à la tâche, permet à Rover de se trouver équiper d’une niche qui l’isolera encore plus de son «milieu» familial dit à quel point nous finirons, probablement tous, seuls et abandonnés …comme un chien.

Montréal
11 juillet 2011